jeudi 26 avril 2018

Nos peurs

Je l'ai écrit déjà: je me suis rendu compte que je n'osais plus lire Charlie Hebdo dans une gare ou un train, de peur d'être agressé. Je le reçois chaque semaine emballé dans un plastique opaque. Je suppose qu'il s'agit de le rendre inaperçu des employés de la Poste, du facteur, des voisins. Qui aujourd'hui oserait lire en public "Les Versets sataniques"?
Au lendemain des attentats de novembre 2015 à Paris et de mars 2016 à Bruxelles, nous affirmions notre absence de peur. Mais c'est faux: les islamistes ont réussi à l'installer, cette peur. Nous avons peur de leurs réactions insensées et en plus nous craignons de choquer non pas les islamistes mais les musulmans. Le terrorisme n'est pas que physique, il est aussi intellectuel. Nous craignons de blasphémer. De nombreux enseignants avouent ne plus oser aborder en classe, en cours d'histoire, de sciences, de philo, des sujets qui risquent de fâcher, liés à la religion, aux normes, aux règles, aux interdits qu'elle serait censée imposer . "Dénoncer l'emprise de la religion est devenu aussi angoissant que dénoncer Al Capone", écrit Gérard Biard (1).
"N'ayons plus peur! Enquête sur une épidémie contemporaine (et les moyens d'y remédier)", c'est le titre d'un ouvrage d'Ali Magoudi (2). Le psychanalyste explique qu'après les attentats certains de ses amis affirmaient qu' il faut respecter le sacré de l'autre. Ce qui ne veut rien dire. "Je m'aperçois qu'on n'a pas compris ce qu'était la laïcité ni ce qu'impliquait la liberté de religion: l'autre a le droit d'avoir la religion qu'il veut..., mais, du coup, ses pensées eu égard aux miennes, seront obligatoirement blasphématoires." (3) La liberté de religion implique que l'autre a le droit de blasphémer. C'est-à-dire, tout simplement, de contester. Finalement, dit-il, "la peur d'avoir des pensées blasphématoires nous empêche de penser". Et de toute façon toute religion constitue un blasphème par rapport à une autre, puisqu'elle la contredit. "Qu'est-ce que c'est que ce monde qui n'arrive pas à laisser se déployer des vérités contradictoires? On sait bien que la vérité avec un grand V n'existe pas."
"Je rêve, dit encore Ali Magoudi, d'un monde où l'indifférence au blasphème aurait droit de cité. (...) Que l'autre se foute de ce que je pense. Qu'il se foute de ce que je pense de l'avortement, de l'euthanasie, de ce que je pense des choses essentielles: que l'autre me foute la paix."
Mais nous voilà dans la peur que l'autre pense que ce que nous pensons, ce que nous lisons, ce que nous écrivons est une agression envers lui. "Le paradoxe dans le monde actuel, c'est que les vérités religieuses dans leur portée collective ont énormément régressé, et dans la mesure où il n'y a pas un discours collectif qui vient porter la pluralité comme norme, il n'y a plus de norme qui protège d'une pluralité de peurs. On avait une seule peur, celle de l'Autre, un Autre organisé, un Dieu, mais maintenant on est comme des enfants de 2-3 ans, les peurs sont multiples, elles s'accrochent à tout ce qui passe. Et tous les énoncés du discours collectif contemporain sont sur le mode Ayez peur!": les menaces sont diverses et les dangers sont imminents."
Il faudrait cesser d'avoir peur. Il faudrait.

(1) "Laïcité: les profs au tableau", Charlie Hebdo, 11 avril 2018.
(2) éditions La Découverte.
(3) Entretien avec Ali Magoudi, Charlie Hebdo, 4 avril 2018.
(Re)lire sur ce blog "Islamofolies", 19.4.2013, "Vade rétro", 22.4.2013, "Charlie est bien vivant", 14.1.2015, "Blablasphème", 17.1.2015, "Blasphème?", 13.3.2007.

1 commentaire:

Grégoire a dit…

Parmi les comentaires d'un article au lendemain de l'attentat de Charlie, il y avait celui-ci qui, sous sa fausse naïveté grammaticale, semblait pour moi résumer le problème : "Si toi pas content, toi pas lire". En d'autres temps, pas moins dangereux, un dramaturge (Beaumarchais, en l'occurence) écrivait "qu'il n'y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits." A son époque, des empires pouvaient s'effondrer à deux mille lieues de son domicile, il n'en aurait rien su et cela n'aurait, même si cela avait été le cas, pas affecté son quotidien. En 2015, il y a eu 10 morts dans des manifestations anti-Charlie au Niger, alors qu'il y a fort à parier que même pas 1 % des manifestants connaissaient Charlie auparavant... Des centaines de chrétiens nigériens durent alors être placés sous protection militaire, des églises furent brûlées... C'est curieux, mais dans l'occident de ce début du XXIème siècle (de l'ère chrétienne), je me sens plus en danger en tant que chrétien que je ne le serai si j'étais musulman. Bien sûr, ce n'est qu'un ressenti.
Pour en revenir à Beaumarchais, il faisait dire à Figaro: "Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse,
une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens!". Un texte de 1778...