mardi 21 mai 2019

Ma plus grande patrie *

Comment peut-on être anti-européen? On peut être critique par rapport à l'Union européenne, on peut - on doit - vouloir une Europe plus sociale, plus solidaire, plus ouverte, plus écologique. Il y a, c'est indéniable, tant de frustrations, tant d'injustices, tant de manque d'audace en Europe. Mais il faut n'avoir aucune connaissance de l'histoire, avoir la mémoire qui flanche dangereusement pour vouloir sa disparition ou le rétablissement de frontières en son sein. L'Europe fut durant des siècles un terrain de guerres et de batailles, le cœur des deux guerres mondiales, le théâtre d'affrontements épouvantables. La création d'une "union" y a mis fin. Et toutes celles et tous ceux qui en veulent la fin sont de dangereux aventuriers qui pourraient nous emmener vers des lendemains à nouveau dramatiques. Réinstaurer des frontières n'est pas seulement stupide, c'est aussi et surtout de ne rien vouloir retenir d'une histoire qui a vu tant de voisins s'entretuer. Pour le chanteur britannique Damon Albarn, catastrophé par le Brexit, les cimetières militaires du Pas de Calais "nous rappellent comment l'idée de l'Europe est née. Œuvrer ensemble dans la fraternité, et pas dans l'opposition et le conflit. Au lieu de cela, certains exacerbent des haines qui n'existent pas. On attise la défiance, la peur d'être envahi par les Turcs alors que l'on fait tous la queue pour un kebab!" (Télérama, 20.3.2019)
L'Union européenne, disait Simone Veil qui présida son premier parlement, est la plus belle construction politique du XXe siècle. Qui peut le nier? Où existe-t-il dans le monde une telle "nation de nations" au sein de laquelle ses cinq cent millions d'habitants peuvent se déplacer et même s'installer librement? Mais aujourd'hui, il semble que pour être de son temps il faille noircir le tableau, ne reconnaître aucun avantage, aucune avancée, aucun intérêt à l'Europe. Il convient d'oublier toute nuance, de dire qu'elle n'est qu'ultralibérale, que c'est l'Europe des riches et des marchands, qu'elle est responsable de tous nos maux. Il convient de dénoncer son déficit démocratique et dès lors, paradoxalement, de refuser de participer aux élections européennes.

Au risque de laisser élire ceux qui se sont donné pour mission d'haïr l'U.E., les nationalistes qui préfèrent les murs aux ponts, qui pensent qu'une porte est faite pour être fermée et qui se font aider dans leur travail de sape par Vladimir Poutine et ses réseaux et par Steve Bannon, ex-âme damnée du Trump, tous si heureux de s'être trouvé des alliés dans la place. Leur nationalisme a ses limites et sait s'acoquiner avec les puissances que dérange fortement, pour des raisons poltiques et économiques, une vraie "union". En tentant de fermer des portes entre les pays de l'U.E., ils font entrer le diable par la fenêtre. 

Ce n'est pas moins d'Europe qu'il nous faut. C'est plus et mieux d'Europe. Une Europe qui fasse vivre ses valeurs communes de liberté, de fraternité, d'accueil et d'ouverture, qui harmonise ses règles fiscales et supprime ses paradis fiscaux, qui devienne un modèle de transition énergétique, qui sauvegarde son extraordinaire biodiversité. C'est cette Europe-là qui peut nous faire rêver. C'est cette Europe-là qu'ont envie de rejoindre ceux qui n'en sont pas encore.
Il faut aller voter ce dimanche. Pour ne pas laisser la place aux nuisibles, aux sinistres, aux dresseurs de frontières, aux partis du rejet. Mais surtout pour une Europe qui soit un espace d'avenir.

Oh, les terres de convulsion...
Tant d'événements,
D'agitations, 
Tant de destins avalés...
Et vous trouvez que nous vivons dans une période troublée?
Mais quelle génération a connu plus de calme et moins de dangers?
Les deux siècles qui nous précèdent ne sont que courses, fièvres, assauts et révolutions.
Les siècles qui nous précèdent sont des ogres qui ont avalé le courage et le génie par vies entières.
Et nous sommes là,
Nous,
Avec ces mots qui nous ont été légués: "Nation", "Egalité", "Liberté",
Que nous contemplons avec fatigue.
Depuis si longtemps nous sommes citoyens de l'ennui.
Jeunesse!
Jeunesse!
Il nous faut ton sursaut."
Laurent Gaudé, "Nous, l'Europe - banquet des peuples".

A lire:
- Bernard De Backer, "Europe, le taureau par les cornes",
https://geoculture.blog/2019/05/14/europe-le-taureau-par-les-cornes/#more-3361
Un texte très documenté qui rappelle l'histoire institutionnelle de l'U.E., ce qui la caractérise, son unité dans sa diversité qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse.
- Laurent Gaudé, "Nous, l'Europe - banquet des peuples", Actes Sud, 2019: remarquable texte qui retrace l'épopée européenne et appelle à l'ardeur.
A (re)lire sur ce blog:
- "Des histoires de portes", 15.4.2017;
- "Vive l'Europe (quand même)!"15.3.2017.

* Albert Camus

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