mercredi 26 février 2020

Une autre agriculture

Les agriculteurs se plaignent: ils sont victimes, disent-ils, d'agribashing, de critiques systématiques de leur métier. C'est que - allez savoir pourquoi - à chaque crise alimentaire causée par une agro-industrie hors-sol, uniquement soucieuse de rentabilité (vin à l'antigel, vache folle, bœuf aux hormones, poulet à la dioxine, grippe aviaire, lasagne à la viande de cheval, poissons nourris aux farines animales, etc.), les consommateurs deviennent plus méfiants, plus exigeants, plus soucieux de la qualité de leur alimentation. Et du bien-être animal, qui existait peu il y a vingt ans. Les dégâts des pesticides sur la santé des agriculteurs comme des riverains et leur impact négatif sur la biodiversité et la qualité de l'air, des sols et des eaux, tant de surface que souterraines, sont de plus en plus patents et laissent espérer qu'un jour proche on finira bien par les interdire (1).
Comment s'étonner du désarroi des paysans qui, le plus souvent très endettés, travaillent durement pour un revenu de misère, se font gruger par la grande distribution et critiquer pour leurs pratiques polluantes? Les syndicats majoritaires, en Belgique comme en France, ne les aident guère à remettre en question leurs pratiques. Au contraire. En France, la FNSEA a réussi à pousser le Ministre de l'Agriculture à créer une section antibashing au sein de la gendarmerie. Elle a été baptisée Demeter, comme la déesse grecque de la fertilité et comme le label bio. Comme pour faire un bras d'honneur à toutes celles et tous ceux qui conspuent l'agro-industrie. Et pour fliquer ceux qui en dénoncent les dérives. Certains groupes "Coquelicots" en ont fait l'expérience. L'agro-industrie est sacralisée. La critiquer, c'est blasphémer.
Surtout ne rien changer, continuer droit dans le mur, c'est ce que semble se dire un milieu décidément très perturbé.

Toutes ces critiques, justifiées par tant d'abus, ne visent pourtant pas les agriculteurs, mais le saccage de la nature et de la vie animale provoqué par la prise en otage de l'agriculture par le secteur chimique qui entend produire de l'alimentation comme on fabrique de l'essence ou des produits corrosifs. Sans se soucier de leur impact sur l'environnement.
Les agriculteurs dits conventionnels se laissent persuader qu'aucune autre voie n'est possible. "Si tout le monde se met au bio, y aura pas à manger pour tout le monde", veut croire l'un d'eux au Salon de l'agriculture à Paris (2).



Il est temps pourtant que les agriculteurs se regardent en face et remettent en question des pratiques destructrices. En premier lieu pour eux-mêmes. La dénonciation de l'agribashing par la FNSEA est, selon l'agronome Marc Dufumier (3), "un discours bêtement tactique, car cela ne correspond pas à l'opinion des Français, qui considèrent que les agriculteurs sont eux aussi victimes d'un système. Ils savent qu'il y a parmi eux un taux de suicide supérieur à la moyenne, qu'ils sont lourdement endettés, toujours poussés à s'agrandir, et les premiers malades de l'exposition aux pesticides". L'agronome rappelle que l'agriculture industrielle et ses engrais sont responsables de 20 à 25 % des gaz à effet de serre, tout comme de la disparition des abeilles et des coccinelles.
Les solutions existent, on les connaît, explique Marc Dufumier. "Ce n'est pas avec un blé à 90 quintaux à l'hectare, très coûteux en engrais azotés de synthèse, en pesticides et en carburant qu'on accroît la valeur ajoutée pour le paysan et le revenu national net de la France. Il serait beaucoup plus rentable de produire un blé à 50 quintaux, fertilisé par une légumineuse comme la luzerne, qui fixe l'azote dans le sol. Nous cesserions alors d'importer du gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse, mais aussi des tourteaux de soja brésiliens pour nourrir nos vaches, qui mangeraient de la luzerne. Nous cesserions aussi d'exporter du blé subventionné. Car le système actuel ne tient qu'à coups de subventions, sans lesquelles il s'écroulerait."
Marc Dufumier prône la diversification, qui produit le plus de valeur ajoutée. Même si, plus artisanale, elle demande davantage de travail. C'est pourquoi il estime que la transition agro-écologique doit s'accompagner "du paiement aux agriculteurs de leurs services environnementaux". Ce qui diminuerait aussi le coût des produits bio. "On rémunèrerait les agriculteurs qui séquestrent du carbone dans le sol par des pratiques vertueuses, et qui contribuent donc à la lutte contre le réchauffement climatique, fabriquent de l'humus, empêchent l'érosion, préviennent les inondations dans les vallées, pratiquent les rotations de cultures en semant des légumineuses, trèfle, sainfoin, luzerne, qui se substituent aux tourteaux de soja importés."
Il constate que dans les pays latins "on pense à rémunérer les services environnementaux, à sortir de l'endettement par une agriculture diversifiée". Mais la transition sera lente. En France, "elle se heurte avant tout aux lobbies de quatre ou cinq grands secteurs et, assez curieusement, d'un syndicat majoritaire, la FNSEA, très forte pour dégager à chaque crise agricole des subventions à court terme, mais qui ne veut rien changer au système."
Marc Dufumier propose aussi de "transférer une partie du financement de la politique agricole commune pour subventionner les municipalités qui passent au bio, dans la restauration collective, en particulier les cantines scolaires, et garantissent aux agriculteurs de proximité l'achat de leur production à des prix rémunérateurs". 

Ce n'est pas une cellule de gendarmerie qui combattra la critique de l'agro-industrie. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui y arriveront en tournant le dos à celle-ci pour faire le choix d'une autre agriculture, plus vertueuse, plus respectueuse de l'environnement, des consommateurs, des paysans et des animaux. Reste aux Etats et à l'Union européenne à les encourager dans cette voie.



A voir ce jeudi 27 février à 23 h sur France 3: "La vie est dans le pré", documentaire d'Eric Guéret consacré à Paul François. Ce paysan charentais, intoxiqué par le pesticide Lasso, a gagné à force d'opiniatreté, son combat juridique contre Monsanto (*). Le documentaire le suit alors qu'il lance la conversion de ses 240 hectares de céréales en bio. "Le film tout entier rend hommage à l'incroyable force vitale de Paul François, qui poursuit la bataille malgré la maladie, le décès de son épouse et le déni de Monsanto, qui tente de l'épuiser par de multiples recours. (...) Ce film est aussi un appel urgent au sursaut politique." (Marie-Hélène Soenen, Télérama, 19.2.2020 - TT) Visible jusqu'au 28 mars sur france.tv
(*) (Re)lire sur ce blog "Nouveau coup de David à Goliath" (12.4.2019).

(1) https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/02/18/des-pesticides-suspectes-d-etre-des-perturbateurs-endocriniens-ou-cancerogenes-dans-l-air_6029930_3244.html
(2) reportage de Coco, "Salon de l'agribashing: nos terroirs ont du talent!", Charlie Hebdo, 26.2.2020.
(3) Vincent Rémy, "Humez-moi cet humus!", Télérama, 3.7.2019.

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