jeudi 2 avril 2020

Un monde de connards

On est toujours le con d'un autre.
Un texte a circulé sur le net ces derniers temps avec un certain succès, semble-t-il: "Les connards qui nous gouvernent". Peut-être était-il intéressant, mais son titre m'a poussé à le mettre à la poubelle sans le lire. Les propos réducteurs du style "tous des cons" ou "tous pourris" me semblent toujours empreints d'un populisme écœurant et inquiétant et annoncer une analyse aussi simpliste que prétentieuse.
Au vu de la gestion de la crise du coronavirus, il semblerait que la majorité des pays du monde soient dirigés par des connards, incapables de prévoir l'imprévisible. Et visiblement, nous ne se sommes pas capables de nous gouverner nous-mêmes. Sinon, nous serions tous équipés à domicile de masques et  de gants, comme nous le sommes d'aspirine, de pansements et d'un thermomètre.
Seuls quelques trop rares pays comme Taïwan ont su tenir compte des enseignements de la crise du SRAS. Pour nous, elle est restée lointaine, asiatique.

Bien sûr, nombre de dirigeants politiques se sont montrés trop rassurants, voulant nous (et se) convaincre que le virus serait dans leur pays vite maîtrisé. Et certains se sont enfoncés dans un déni du danger qui les a vite rendus inaudibles et ridicules.
Bien sûr, dans nombre de pays, le démantèlement du service public de protection de la santé est à l'œuvre depuis longtemps, vingt ans au moins. Et ce par des gouvernements de droite surtout, mais aussi de gauche. Je repense à ce ministre belge de la santé publique, membre du Ps, qui se présentait comme "le manager de la santé", comme s'il fallait gérer ce secteur comme une entreprise. Les évènements actuels démontrent que c'est une gigantesque errreur et même une faute grave. Une fois sortis de la crise, des commissions parlementaires d'enquête devront analyser les politiques menées et les gouvernements devront redonner des moyens à la santé publique.

Plusieurs gouvernements se voient reprocher de ne pas avoir décidé assez tôt la fermeture de lieux de rassemblements et le confinement. De nombreux observateurs s'accordent à dire que des décisions aussi radicales prises "trop tôt" n'auraient pas été comprises et donc pas admises. Qu'elles auraient même pu provoquer des manifestations d'opposition. Il a fallu qu'une majeure partie de la population admette la gravité de la situation pour que les fermetures puis le confinement soient acceptés. Il a donc fallu que nous soyons moins cons pour que les connards qui nous gouvernent puissent imposer des mesures inévitables. Ce qui n'a pas empêché des tas de connards de se précipiter dans les bistrots avant qu'ils ne ferment. Dans nos pays, la liberté individuelle prime sur la protection collective.

Les connards qui nous gouvernent semblent, aujourd'hui en tout cas, écouter les spécialistes, épidémiologistes, virologues et autres infectiologues qui les conseillent. Tous ces scientifiques ne sont pas toujours d'accord entre eux sur les stratégies à mener. Certains préconisent pour tous le port de masques, d'autres affirment que c'est inutile pour les personnes non atteintes; certains recommandent la prescription de tel médicament, d'autres estiment que de sérieux tests doivent être effectués auparavant; certains pensent que tout le monde devrait être contrôlé, d'autres font remarquer qu'on peut être testé négatif un jour et positif le lendemain, que ces contrôles ne garantissent dès lors pas grand-chose. Les gouvernements essaient de prendre en compte leurs recommandations, mais seront toujours coupables d'en suivre l'une plutôt qu'une autre.

En France, selon certains témoignages, des élus de droite et d'extrême gauche, se seraient montrés menaçants face au gouvernement s'il annulait le premier tour des élections municipales le 15 mars. Le gouvernement les a écoutés, assurant que les bureaux de vote seraient sécurisés si chacun respectait les consignes. Les connards qui nous gouvernent doivent composer avec les connards qui aimeraient gouverner. Certains de ceux qui exigeaient que le premier tour ait bien lieu se sont ensuite indignés qu'il n'ait pas été reporté.

Et puis, il y a les connards de croyants. Les évangéliques qui se sont tenus par la main lors d'un grand rassemblement à Mulhouse en février ont partagé foi, enthousiasme et virus. L'importance de la propogation du Covid 19 dans le Grand Est trouve là son origine.
En Israël, les juifs orthodoxes sont convaincus que le virus a été envoyé par leur dieu. Ils continuent à se retrouver entre eux (1). 
Et il y a aussi ces connards qui sévissent sur Internet où ils diffusent et se repaissent des explications et des solutions les plus délirantes.

On voit par là que le monde est plein de connards.  Si un virus s'attaquait à eux, qui d'entre nous subsisterait?

(1) Un sujet comme un poisson d'avril dans le Journal d'Arte de ce 1er avril. On rit de ces orthodoxes. Mais jaune.

Post-scriptum du 3 avril.
Je viens de recevoir cet excellent texte d'Alain Finkielkraut qui circule, me dit-on sur Facebook, et aurait apparemment été publié dans le magazine Causeur (qui n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire, ma tasse de thé). En le lisant, on est absourdi par l'indigence intellectuelle dont témoignent lors d'une crise comme celle-ci certains "penseurs" contemporains qui visiblement pensent en chambre. Et celle-ci n'est pas d'hôpital.
La bêtise des Intelligents
« Tout le monde, les médecins comme les profanes, le gouvernement comme les citoyens, a été pris au dépourvu par l’irruption du nouveau coronavirus. On a cru d’abord que l’épidémie resterait cantonnée à la Chine. Les hautes autorités médicales elles-mêmes ont longtemps été rassurantes. Le professeur Raoult, notre Pasteur, n’était pas le dernier à railler les alarmistes. Quand l’Europe a été atteinte, on a tiré du fait que 98% des malades guérissent la conclusion réconfortante qu’il s’agissait d’une grippe saisonnière carabinée. Et nous voici, tous autant que nous sommes, assignés à résidence pour une durée indéterminée. Cet événement dont personne n’avait prévu l’ampleur ni la virulence nous invite à la modestie. Nous devrions nous dire avec Péguy : « Tout est immense, le savoir excepté ; tout arrive, il suffit d’avoir un bon estomac. » Eh bien non, l’heure est au procès des politiques. Ils ont réagi trop tard, disent les uns ; ils en font trop, disent les autres. Ceux-là dénoncent leur incurie, crient au scandale et parlent même de crime d’Etat. Ceux-ci fustigent l’instauration de l’état d’exception et s’insurgent de voir les libertés élémentaires anéanties par ce qu’ils appellent, après Michel Foucault, le « biopouvoir ». Ils savaient et ils n’ont rien fait, hurlent les premiers. Ils érigent une simple grippe en peste noire pour mettre toute la population sous surveillance, affirme sans sourciller le disciple autoproclamé d’Hannah Arendt, Giorgio Agamben : « Il semblerait qu’une fois le terrorisme épuisé comme justification des mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour étendre celles-ci au-delà de toutes limites. » Et si les gens obéissent sans broncher, ajoute Agamben, c’est parce que notre société ne croit plus qu’à la survie : « C’est un spectacle vraiment attristant de voir une société tout entière, face à un danger d’ailleurs incertain, liquider en bloc toutes les valeurs éthiques et politiques. » Les faire-part de décès remplissent dix à douze pages des journaux italiens et voilà ce qu’ose écrire l’une des stars du campus mondial ! Peter Sloterdijk, le plus grand philosophe allemand d’aujourd’hui, n’est pas en reste : « La crise corona affiche tous les symptômes d’une prise de pouvoir par la « sécuritocratie » camouflée sous les apparences d’une médicocratie bienveillante. » Alors que « le nouveau virus de provenance chinoise n’est que l’un des multiples pseudonymes de la mortalité moyenne », le souverain instaure l’état d’urgence. Et entre autres « diktats démesurés », il ferme les écoles « en sachant que les enfants ne sont guère menacés parce qu’ils disposent d’une immunité naturelle ». Sachant, pour ma part, que les enfants immunisés transmettent le virus à ceux qui ne le sont pas, je reste confondu par une aussi péremptoire ignorance. Et apprenant que Sloterdijk propose contre « nos solutions soi-disant raisonnables », l’invention d’une nouvelle science, « la labyrinthologie », je pense à cette formule admirable de Gombrowicz : « Plus c’est savant, plus c’est bête. » 
Car le XXe siècle nous l’a appris, la bêtise n’est pas le contraire de l’intelligence, il y a une bêtise de l’intelligence, une bêtise des intellectuels qui prend la forme de l’esprit de système. La différence du naturel et de l’artificiel ayant été abolie ou, pour le dire avec les mots de Hans Jonas, « la cité des hommes, jadis une enclave à l’intérieur de la nature non-humaine, s’étant répandue sur la totalité de la surface terrestre », la modestie n’est plus de mise. Si l’homme, en effet, est impliqué dans tout ce qui arrive à l’homme, si rien n’échappe à la magistrature de l’histoire alors, disent les intelligents, l’absurde et le tragique n’ont plus de place dans la pensée, l’homme ou certains hommes doivent être tenus comptables de chaque événement, épidémie comprise. Odo Marquard l’a dit mieux que personne : « La philosophie de l’histoire, qui ne parle plus de Dieu et ne veut plus parler de la nature, mais doit parler de l’homme, découvre, comme figure décisive, les autres, les hommes qui empêchent le bien voulu par les hommes : les adversaires, les ennemis. » Ainsi, il y a bien une guerre pour ceux-là même qui, comme Sloterdijk, font grief à Emmanuel Macron d’utiliser un vocabulaire martial : c’est la guerre contre le pouvoir omniscient et maléfique. Confrontée à une pandémie sans précédent, la bêtise de l’intelligence incrimine non le virus mais les gouvernants. Peu importe les immenses efforts que ceux-ci déploient pour sauver les entreprises et pour éviter les licenciements. On tient pour rien que ces serviteurs du capitalisme international, comme les appelle Michel Onfray, aient choisi de figer l’économie pour sauver les vies des plus vulnérables et qu’ils n’aient aujourd’hui qu’une obsession : ne pas se trouver, à cause de l’engorgement des hôpitaux, dans la situation de faire le tri entre les malades. Dans un monde peuplé de volonté, ces gouvernants sont coupables du malheur qui nous échoit. Qu’on m’entende bien : il est tout à fait légitime de pointer les défaillances de l’exécutif et de critiquer sa communication ou ses tergiversations. Mais la haine qui tient lieu aujourd’hui de critique repose sur l’oubli que l’incertitude est le lot de la condition humaine. Et cet oubli est impardonnable.
En tout cas, ceux qui s’inquiétaient de la restriction de nos libertés devraient être rassurés : jamais tant de féroces inepties n’ont été proférées sous le drapeau de la liberté d’expression que pendant cette crise. Quant à la discipline imposée par le confinement, elle ne nous infantilise pas, elle fait appel à notre sens des responsabilités. Ce sont les libertaires en colère qui ressemblent à des enfants soudain privés de leur bac à sable ou de leurs autos-tamponneuses.
Imaginons un instant que le pouvoir soit confié aux accusateurs méprisants des gouvernants tâtonnants. On subirait alors, en plus de l’horreur de l’épidémie, les ravages de l’incompétence. Et permettez-moi de regretter qu’en ces temps si difficiles, Causeur ait choisi d’être le rendez-vous des indignés. Il y avait mieux à dire et à faire. L’anticonformisme systématique est aussi un réflexe pavlovien. »
Alain Finkielkraut


1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Merci de republier ce texte plus que bienvenu, et qui n'épargne pas non plus Causeur (pas davantage ma tasse de thé) : "Et permettez-moi de regretter qu’en ces temps si difficiles, Causeur ait choisi d’être le rendez-vous des indignés. Il y avait mieux à dire et à faire. L’anticonformisme systématique est aussi un réflexe pavlovien. » On se demande se que racontent Alain Badiou et Slavoj Žižek, mais il y a déjà une belle perle du psychanalyste Charles Melman : https://www.freud-lacan.com/getpagedocument/28316