lundi 23 mai 2022

La guerre aux intellectuels

La guerre imbécile (mais une guerre est-elle jamais autre chose qu'imbécile, inutile, incompréhensible pour qui n'est pas dans la tête de l'agresseur ?) que mène Poutine en Ukraine fait de graves dégâts aussi dans son propre pays. 
Ceux qui sont critiques par rapport au régime et aux guerres successives qu'il mène sont vus comme des traitres, même par leur propre famille, dans un pays où le chef suprême fait toujours ce qui est bien pour le peuple et la grandeur de la nation.

Les intellectuels, les écrivains, les cinéastes russes sont nombreux à avoir été contraints de quitter un pays où s'exprimer librement est devenu impossible, voire dangereux et où ils sont sous surveillance permanente comme aux plus belles heures du KGB. Au lendemain de l'invasion de l'Ukraine, était publiée sur YouTube une vidéo dans laquelle plusieurs personnalités du cinéma d'auteur russe et ukrainien condamnaient l'agression. La vidéo est vite devenue virale et les accusation de traitrise ont jailli aussitôt, accompagnées de menaces. La plupart des intervenants n'ont pas eu d'autre choix que de se réfugier à l'étranger. L'un d'eux, Anton Dolin, le critique de cinéma le plus célèbre de Moscou, était à peine sorti de chez lui avec ses valises, qu'un Z était tracé sur sa porte. "Ils voulaient montrer qu'ils savaient où je vivais, qu'ils n'ignoraient rien de mes mouvements." (1) Le voilà, comme d'autres, classé parmi les "ennemis du peuple". Qui s'oppose à la guerre est un ennemi du peuple. Même si c'est le peuple qui souffre le plus des conséquences de cette agression barbare. 
La culture russe - "une poule qui court avec la tête coupée" - est mise au service du régime. Au cinéma, ces dernières années, ce sont les blockbusters patriotiques qui ont battu tous les records. "Sous le régime de Poutine, le cinéma est devenu une machine à remonter le temps, avec pour seul objet de glorifier le passé, et notamment le régime soviétique qui est vu avec un filtre romantique, même quand il s'agit de montrer les agents du KGB comme les méchants", constate Anton Dolin.
Le documentariste Vitali Manski organisait en Russie un des festivals les plus réputés en la matière. Depuis l'annexion de la Crimée et la guerre du Donbass, il s'est réfugié à Riga où il a relancé son festival. Mais les documentaires russes qu'il reçoit ont perdu de leur intérêt. "Jusque récemment, je recevais des œuvres sur Tchernobyl, sur la corruption, sur les opposants à Poutine, sur la censure. Aujourd'hui, plus rien. Cette année, pas un seul long métrage ne traitait de l'actualité." Il y a quelques années, il disait déjà que "le silence est la plus grande tragédie de la Russie moderne".
La réalisatrice Oxana Karas, elle, vit (encore aujourd'hui ?) à Saint-Pétersbourg. "Je ne sais pas si je dois rester ou partir. Et pour aller où ? On nous a volé notre présent et notre avenir. Cette guerre est une catastrophe absolue." (...) "Il faut parler, il faut que nous nous fassions entendre, il faut que nous parvenions à convaincre tous ceux qui restent silencieux et croient à ce que le pouvoir leur raconte".

Mais comment y arriver, quand on voit que même des prêtres sont chassés pour avoir simplement plaidé en faveur de la paix ?
Le père Ioann qui officiait à la paroisse de Karabanovo, à 400 km de Moscou, a dû quitter ses fonctions après s’être exprimé en faveur de la paix en Ukraine.  « Dieu voit tout, je ne veux pas lui mentir et pas vous mentir » , a dit, en début d'office à la dizaine de paroissiens présents, ce "religieux aux manières d’intellectuel que l’on sait capable de libertés vis-à-vis du très strict clergé de l’Eglise orthodoxe" (2). Il leur a expliqué que, à titre personnel, il prierait pour la paix en Ukraine. « Pour que Dieu protège les Ukrai­niens victimes de l’invasion et pour que la haine n’entre pas dans nos cœurs. » A peine son office terminé, des agents de police faisaient le tour des maisons pour recueillir les témoignages des fidèles. Même les prêtres sont surveillés par le régime. Le père Ioann a été condamné par la justice  pour « discréditation de l’action des forces armées russes », un article du code pénal adopté dans les premiers jours de l’« opération spéciale ». Il a dû payer une amende de 35.000 roubles (520 euros). Les juges lui ont aussi reproché un texte mis en ligne sur le site de la paroisse – et lu par « une cinquantaine de lecteurs » – appelant à la paix en Ukraine. Il l'avait cosigné avec le pope Gueorgui Edelstein, 89 ans, fondateur de la paroisse de Karaba­novo et père spirituel de Ioann. Ce dernier a été suspendu par sa hiérarchie qui, depuis le début du conflit, soutient le régime russe. Cette guerre, selon le patriarche de Moscou, place la Russie "du côté de la lumière, du côté de la vérité de Dieu, du côté des commandements divins" (3). Et les popes qui ne pensent pas comme lui sont réduits au silence.

Je repense à cette sénatrice cambodgienne, croisée il y a une vingtaine d'années, qui m'expliquait avec des larmes dans les yeux combien la disparition des intellectuels sous le régime des Khmers rouges avait pour longtemps appauvri son pays. De ce fait, disait-elle, nous nous retrouvons dans un pays sans mémoire, sans valeurs, sans sens moral. La seule valeur, c'est l'argent, voilà ce qu'ils ont réussi à faire.

(1) Laurent Rigoulet, "Une culture de résistance va se forger dans l'exil", Télérama, 18.5.2022.
(2)https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/05/22/en-russie-la-denonciation-mystere-du-pere-ioann_6127173_4500055.html
(3) (Re)lire sur ce blog "Dieu de sang", 21.3.2022.

1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Notons que certains acteurs culturels russes, et non des moindres, soutiennent le régime de Poutine. Il suffit de penser au cinéaste Nikita Mikhalkov, l'auteur notamment de Urga, Soleil trompeur et le Barbier de Sibérie. Il y en a pas mal d'autres et la "guerre artistique" fait aussi rage en Russie (voir le lien sur mon nom).