lundi 9 mai 2016

L'arbre qui voile la forêt

"Le voile est une invention du siècle dernier", affirme Tareq Oubrou, imam de Bordeaux (1). Et on n'est pas plus musulmane selon qu'on le porte ou non, assure-t-il. 
Des montages vidéo (1) montrent l'évolution de la coiffure féminine dans différents pays en un siècle, des années 1910 à aujourd'hui. Et démontrent que dans de nombreux pays musulmans (l'Iran ou l'Egypte par exemple), le voile, qui avait disparu dès 1930, a fait son grand retour avec l'arrivée au pouvoir de Khomeiny et des barbus iraniens.
"Des dizaines de milliers de femmes ont résisté à l'imposition du voile au début de l'instauration du régime islamique, rappelle la romancière Chahdortt Djavann (2), des centaines ont été pendues, lapidées; sur le visage de certaines d'entre elles les hommes de Khomeiny ont jeté de l'acide. (...) Aujourd'hui encore, des millions de fillettes, dès l'âge de six ans, sont obligées de porter le voile dans des écoles de filles où aucun homme n'est embauché."
Le port du voile n'a donc rien d'anodin. Il n'est pas qu'un innocent accessoire de mode.
Le Coran ne contient aucun verset sur les cheveux, affirme la psychanalyste Houari Abdelouahed (3): "avec l'histoire de Zaïnab, beauté foudroyante, nous parviennent deux versets. Le premier demande aux femmes du Prophète de ne pas s'exposer dans l'espace public comme les autres femmes. Le second dit qu'elles doivent voiler leur fente (jaib en arabe). Mais cela peut être la fente sexuelle ou fessière ou l'espace entre les seins. C'est Tabari (note: grand commentateur du IIIe siècle de l'hégire), au IXe siècle, qui fait dans la surenchère, parlant des mains, des pieds, affirmant qu'il faut voiler le corps entier, on questionne le droit de la femme de parler à haute voix.Tabari, c'est la fabrique des interdits, du licite et de l'illicite". La psychanalyste se souvient que les filles pouvaient sortir librement dans le Maroc de la fin des années '60. Dix ans plus tard, c'était autre chose, l'argent du pétrole saoudien changeait la condition des femmes: "à Tanger, je me souviens que j'ai commencé à aller à des cours financés par les wahhabites, les filles étaient invitées à porter le voile, les imams dans les mosquées ne parlaient que des péchés des filles non voilées. Ca a commencé comme ça". La journaliste et romancière Fawzia Zouari le confirme: "le pétrole fut notre malheur à nous, les femmes musulmanes, et les gouvernements occidentaux en ont été témoins, voire complices. Ce n'est pas le sort de la Saoudienne qui va émouvoir le Quai d'Orsay ou les patrons de l'aéronautique français. Cet Occident officiel feint d'ignorer que le sort réservé aux femmes dans certaines théocraties est le même que leur inflige Daech, la mise en scène et la provocation en moins". C'est que le voile est bien plus que le voile.
Derrière le voile se cache, par exemple, le harem. Emine Erdogan, Madame Erdogan, épouse du président-sultan turc, est une bonne musulmane qui porte le voile. Elle vient d'affirmer tout récemment que "pour les membres de la famille ottomane, le harem était une école de vie. C'était un lieu d'éducation où les femmes apprenaient la vie et organisaient des activités bénévoles" (4). Yasemin Cankurtaran, vice-présidente du Parti républicain du peuple, lui rappelle que les étudiantes ou concubines étaient amenées de force dans le palais. "C'était des mineures dont le corps et l'esprit étaient réduits en esclavage." Une chercheuse en histoire et études culturelles affirme que "c'était un endroit où l'on entrait à un jeune âge, dépossédé de toute identité. Chacun devait donc s'en réinventer une entre les murs du harem, et la sexualité était au cœur de cette nouvelle identité".
"En Turquie les efforts des islamistes pour redéfinir la place et le rôle de la femme dans l'espace public ont envenimé les relations entre différents segments de la société, estime Pilar Tremblay en conclusion de son article. Il n'est plus question de savoir si une femme doit porter le voile, mais du risque de la régression des droits des femmes et de la glorification de leur asservissement."
Sans doute nombre de jeunes filles qui affirment aujourd'hui porter le voile le font-elles par référence culturelle. Encore devraient-elles savoir quelle culture elles défendent ainsi. Celle de l'asservissemenr des femmes et de la violence des hommes.

(1) http://www.huffingtonpost.fr/2016/05/07/port-du-foulard-imam-bordeaux-tareq-oubrou-invention_n_9861300.html?utm_hp_ref=france
(2) Chahdortt Djavann, "Ne négociez pas avec le régime iranien - Lettre ouverte aux dirigeants occidentaux", Flammarion, 2009.
(3) "Opprimer, c'est sacré", Vincent Rémy, Télérama, 4 mai 2016.
(4) "Le harem, une école des femmes?", Pilar Tremblay, Al-Monitor, Washington, 11 mars 2016, in Le Courrier internantional, 21 avril 2016.

1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

On trouve aussi des témoignages très saississants dans le livre de Kepel, "Passion arabe" (2013). Ce livre est un journal de bord de ses différents voyages dans le monde arabe (et en Turquie) au moment des "printemps". Mais c'est aussi un livre où Kepel parle pas mal de lui et de ses débuts d'arabisant dans les années 1970. Il repasse dans certains villages, qu'il a connu à cette époque, et décrit les changements spectaculaires, notamment concernant le voile et l'enfermement des femmes.

Je pense que l'on a affaire à un retournement de situation qui doit être situé dans le contexte beaucoup plus large de "décolonisation culturelle". Un phénomène qui affecte une bonne partie du monde, avec rejet de la démocratie, de l'égalité des sexes et des droits humains (je résume). Est-ce un phénomène passager qui débouchera* sur des "modernités métisses" comme le pensent certains auteurs (comme JC Guillebaud) ? Espérons-le...

Un exemple spectaculaire est celui de Sayyid Qutb, maître à penser des frères musulmans. Je suis allé récemment à LLN dans un séminaire d'arabisants écouter une chercheuse lituanienne. Elle faisait un exposé à partir de sa thèse de doctorat consacré à Sayyid Qutb. La période qu'elle présentait était celle d'entre deux-guerres, avant l'adhésion de Qutb aux Frères (en 1953). Et bien, à cette époque, le gars était "poète gothique", très anglomane et pas islamique pour un sou. Elle évoquait même des gens qui l'avaient connu au Caire et ne comprenait pas comment ce "dandy" était devenu islamiste.

Bien plus : il a écrit la bible des islamistes, "A l'ombre du Coran".