jeudi 23 juin 2016

Sainte Démocratie

La démocratie est décidément une pratique bien difficile.
Dans le village où je vis dans le centre de la France on vote chaque année. Dimanche dernier, c'était la  troisième fois en deux ans. Il faut dire que les démissions succèdent aux démissions dans le conseil municipal, au point que la Nouvelle République a rebaptisé Clochemerle ce village. Les mésententes entre conseillers sont nombreuses et le maire avait visiblement quelques réticences à partager le pouvoir. Mis en minorité sur le vote du budget qu'il présentait, il a lui aussi fini par démissionner. Ce dimanche, il fallait élire deux nouveaux conseillers. Mais qui ne lit pas la presse locale ou ne fréquente pas le seul bistrot du village pouvait être dans l'ignorance de ces élections. A part un affichage extrêmement discret sur la façade de la mairie, aucune annonce. Dans la boîte aux lettres de chaque habitant cependant, une première enveloppe, avec le bulletin de vote pour un candidat, reprenant uniquement ses prénom et nom. Rien d'autre. Aucune précision, pas une ligne, pas l'ombre d'un appel, d'une idée, d'un programme. Puis, toujours au courrier, une feuille A4  annonçant deux candidatures conjointes, explicitées par le curriculum vitae de chacun, les deux candidats déclarant vouloir se mettre au service des habitants de la commune. Mais pour faire quoi? Ici encore, il n'est question ni de programme ni de projet. Ne connaissant donc rien des valeurs des candidats en lice (et sachant que dans ce village le parti de la famille Le Pen est arrivé en tête aux deux tours des dernières élections régionales et qu'on peut dès lors se dire qu'il n'est pas invraisemblable que certains des candidats en présence partagent ce choix), je n'ai - honteux et confus, je l'avoue - pas été voter. La démocratie touche là à ses limites: vote-t-on pour quelqu'un qui n'a pas de programme?

A l'autre bout du spectre politique se pointent les élections à la présidence de la première puissance mondiale, les Etats-Unis. Ici, on est, à l'inverse, dans la débauche de moyens pour communiquer, dans un barnum où les dépenses électorales se comptent en millions de dollars. Les délégués du Parti républicain se sont choisi leur champion: un cow-boy sans aucune expérience politique, fort en gueule et faible en cohérence et en maîtrise de dossiers.  Mais le côté grossier et virulent de Donald Trump plaît visiblement à une bonne partie de l'électorat américain. Et aux médias. La preuve: cette "brute ignare, raciste, sans aucun respect pour le droit international, qui cherche la bagarre avec tous les musulmans" (1) peut se permettre d'insulter en conférence de presse un journaliste sans que ses confrères ne protestent ni ne quittent la salle. L'homme fait de l'audience et fera des voix. Il mérite donc le respect, même dans ses délires agressifs. Rupert Murdoch ne s'y trompe pas: "constatant que la candidature du milliardiare boostait les audiences de Fox News, l'homme d'affaires a demandé à ses équipes d'arrêter les émissions anti-trump (note: c'est-à-dire les questions difficiles) et de le soutenir pleinement". (2)
L'essentiel de son programme semble tenir dans le rejet des Mexicains, des musulmans et  finalement de tout étranger. Même si tout Américain est ou a été étranger, comme l'affirmait Robert Kennedy: "Etre américain, c'est avoir été réprouvé et étranger, c'est avoir parcouru les chemins de l'exil et c'est savoir que celui qui rejette le réprouvé, l'étranger, l'exilé, renie aussi l'Amérique". (3) Mais demande-t-on à un candidat à l'élection présidentielle de réfléchir ou plutôt de faire vibrer la face obscure des électeurs?

Aujourd'hui, les Britanniques sont invités, par référendum, à se prononcer: should I stay or should I go in the European Union? Visiblement, nombre de votants confondent cette question avec: immigration, stop ou encore? Ils sont convaincus que les immigrés - dont ils ne veulent pas - leur sont envoyés par Bruxelles. Oubliant que la plupart de ceux qui sont depuis longtemps bien installés chez eux sont des sujets du Commonwealth. Ils rêvent toujours d'empire, d'une gloire passée qu'ils aimeraient tant retrouver. Qui fera comprendre à ces braves gens qui ni eux ni le reste du monde ne reviendront en arrière? Et que si la Grande-Bretagne quitte l'UE, l'Ecosse et le Pays de Galles risquent de quitter un royaume qui se trouvera bien désuni et que la petite Angleterre pourrait se retrouver bien seule, plus éloignée encore de sa gloire passée. Le niveau d'argumentation et de compréhension des enjeux est extrêment faible dans la majorité de la population, affirmait ce soir dans un journal télévisé un citoyen britannique. Voilà pourquoi les partis populistes et d'extrême droite sont de fervents partisans de cette forme de "démocratie directe" où le peuple répond souvent, avec émotion bien plus qu'avec raison, à une autre question que celle qui lui est posée. 

Résumons-nous: la démocratie ne va pas de soi. Mais de qui alors, sinon de nous?

(1) "Le terrorisme, meilleur allié de Donald Trump", David Rothkopf, Foreign Policy, 13.06.2016, in Le Courrier international, 23.06.2016.
(2) "Qui essaie de nous trumper?", Gaétan Mathieu, Télérama.
(3) cité par André Glucksmann dans "Voltaire contre-attaque", Robert Laffont, 2014.

1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

En effet, cela ne va pas de soi et il y a pas mal de croyances dans cette conception "providentialiste" de la démocratie (du genre "vous laissez s'exprimer Le Peuple et La Vérité en sortira").

Le titre Sainte Démocratie est particulièrement bien trouvé, bravo !

En ce qui concerne le Brexit, je suis totalement d'accord avec cette analyse relayée par Pierre Degfraigne, et notamment cet extrait :

"Lutter contre la montée des populismes n’est pas un objectif en soi. Lutter contre les idées du FPÖ ou du Front national ne fait pas une politique. L’UE connaît la même situation que les responsables politiques nationaux : devant l’échec de leur politique et la médiocrité de leurs résultats, les peuples les rejettent en bloc. Ce divorce s’observe aussi bien au niveau national qu’européen car, schématiquement, les élites sont les promoteurs d’une « mondialisation heureuse » dont les peuples ne voient que les conséquences malheureuses et ceux-ci éprouvent une « insécurité culturelle » (selon la formule de Laurent Bouvet) que les élites prennent pour du racisme et du populisme. Partout, la question identitaire prime désormais sur les autres. Qu’il s’agisse de l’Europe ou des pouvoirs nationaux, il faut y répondre, y répondre calmement et de manière équilibrée, mais y répondre. Pour cela, l’Europe doit se montrer plus protectrice des peuples européens, qu’il s’agisse de la crise migratoire, de la question économique et commerciale ou de la question de la sécurité et de la défense."

Source : http://www.institut-thomas-more.org/actualite/leurope-a-t-elle-encore-un-avenir--2.html

Il suffit de regarder la carte du référendum sur le site du Guardian, pour se rendre compte que l'on se trouve dans un scénario assez similaire à celui de la Pologne ou de l'Autriche. Et de Trump !

Cela rejoint peu ou prou la notion de "populisme patrimonial" de Dominique Reynié. "On ne peut comprendre les récents succès du Front national si on ne les inscrit pas dans un cadre européen. On voit alors qu'il n'y a nulle exception française. Dans tous les pays du vieux continent, se produit un phénomène politique comparable que je désigne sous le terme de "populisme patrimonial". Le populisme patrimonial est un mouvement politique contemporain né d'une inquiétude des Européens de voir simultanément remis en cause leur patrimoine matériel, ou leur niveau de vie, et leur patrimoine culturel, ou leur mode de vie, par les effets de la globalisation économique et du vieillissement démographique." (dixt Reynié dans Le Monde du 7/4/2011)