mercredi 13 juin 2018

La grande lessive

Nous vivons des temps brutaux où chacun a raison contre les autres, se moque, fustige, insulte, dézingue qui ne pense pas comme lui. Mais soyons rassurés: l'heure est aussi à la bienveillance. Les romans doivent désormais éviter de choquer quelque minorité que ce soit (et on est toujours d'une minorité). Aux Etats-Unis, les sensivity readers, démineurs de polémiques, sont chargés par les éditeurs de repérer dans les textes avant leur publication les mots ou propos qui pourraient heurter les sensibilités et être vus comme racistes, homophobes, sexistes, violents, désobligeants pour les personnes malades ou handicapées.
On apprend ainsi (1) qu'une auteure américaine de polar s'est vu déconseiller d'utiliser, pour parler d'un chien à trois pattes, les adjectifs estropié et difforme. Ils pourraient choquer les personnes handicapées. Le politiquement correct s'invite dans la création artistique. Devra-t-on se contenter désormais de romans à l'eau de rose? Un terme qui pourrait heurter les vendeurs d'eau de fleur d'oranger qui risquent de se sentir ostracisés.
Ce soir, Arte diffuse une série britannique, Three Girls, basée sur des faits réels: la plongée, bien malgré elles, de jeunes adolescentes dans un réseau de prostitution tenu par des Pakistanais. Elle risque de heurter bien des sensibilités, notamment celles de Pakistanais.
En France, une nouvelle polémique touche la maison de Pierre Loti, reprise dans la liste des monuments qui seront aidés par le Loto du patrimoine. Certains rappellent que Loti prit le parti des Turcs contre les Arméniens. Il conviendrait donc de laisser sa maison s'écrouler et de débaptiser les écoles et les rues qui portent son nom. Quel artiste, quel homme ou femme politique, quel héros échappera à la grande lessive? Qui sera plus blanc que blanc ou plus noir que noir? Qui échappera à la vigilance des braves gens? Verlaine a tiré sur Rimbaud. Faut-il le bannir des anthologies de poésie? Tous deux ont eu une relation homosexuelle, à l'époque scandaleuse et pourtant parfaitement admissible au regard des mœurs d'aujourd'hui. A l'aune de quelle époque les juger? Faut-il proscrire Arthur Rimbaud et Henry de Monfreid qui furent tous deux trafiquants d'armes? Faut-il brûler "Les liaisons dangereuses", les écrits du Marquis de Sade, ceux de Jean Genet, de Georges Bataille? Aujourd'hui ceux de Michel Houellebecq qui a le tort de parler de son époque, de ses lâchetés, de son cynisme et de ses égarements? Sans doute faudrait-il aussi brûler les livres dits saints qui contiennent des appels à la violence contre les non croyants. On n'oserait appeler Voltaire au secours, lui qui sera aussitôt traité d'islamophobe pour avoir écrit Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète.
Si on ajoute à ces excès de bien-pensance, la lutte contre le blasphème que veulent mener certains et la guerre aux appropriations culturelles (2), on peut s'attendre à voir la création artistique, dans quelque domaine que ce soit, se réduire à rien et devenir affaire de Bisounours. Même le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch serait, à cause de sa couleur, scandaleux.
On voit par là que la censure est aussi immortelle que le ridicule. Et qu'elle n'a pas plus de limites que lui.

(1) http://www.lefigaro.fr/livres/2018/06/08/03005-20180608ARTFIG00259-le-politiquement-correct-gagne-la-litterature.php
(2) (Re)lire sur ce blog "Ceux qui rêvent en noir et blanc", 12 mai 2018.

1 commentaire:

Anonyme a dit…
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