lundi 13 août 2018

Chacun chez soi

Le concept d'appropriation culturelle - il en fut déjà question ici (1) - est à la mode. Etant entendu, pour celles et ceux qui le brandissent, qu'il s'agit d'une abomination. On n'aurait pas le droit d'afficher le point de vue, l'allure, l'image de qui on n'est pas. Ni de parler de gens qui n'ont pas la même origine que nous. Ni même de pratiquer des activités qui ne font pas partie de notre culture de base. La difficulté étant évidemment de définir ce que serait cette culture de base dans un monde ouvert où la culture ne connaît plus guère de frontières.

Le grand metteur en scène et dramaturge québécois Robert Lepage a récemment été accusé de ce crime d'appropriation culturelle et empêché de jouer son dernier spectacle au Festival de jazz de Montréal. Inspiré de chants d'esclaves afro-américains, Slàv ne compte que deux comédiennes noires sur six, lui reprochent ses censeurs. Lepage rappelle que le spectacle est du spectacle et que le travail des comédiens et comédiennes est d'interprêter des rôles, donc des personnages. La pratique théâtrale, dit-il, repose sur le principe simple de "jouer à être quelqu'un d'autre", ce qui peut exiger que "l'on emprunte à l'autre son allure, sa voix, son accent et à l'occasion son genre" (2).
La toute dernière création de Robert Lepage devait porter sur les peuples autochtones du Canada. Il y travaillait avec Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil. Katana ne verra jamais le jour: des associations amérindiennes, qui considéraient devoir être consultées à ce propos, ont poussé les producteurs nord-américains à se retirer du projet. 
On se croirait en Russie soviétique, dans l'Eglise catholique et son index, dans l'Iran des ayatollahs et leurs fatwas: l'artiste doit recevoir l'imprimatur pour pouvoir s'exprimer.
On pense aussi à Anton Dvorak qui, invité à diriger le Conservatoire national de musique de New York, s'est passionné pour les chants des anciens esclaves, puis ceux des Amérindiens. Des découvertes à la base de sa Symphonie du Nouveau Monde. Faut-il la mettre à l'index? Faut-il brûler l'album Black Box de Nicolas Repac, fait de remix de chants de prisonniers américains et de blues (notamment à partir d'enregistrements d'Alan Lomax dans les années '40)?
Faut-il couper les ponts? Faut-il fermer les portes, les grilles, les passages? Faut-il museler (pour reprendre le terme de Robert Lepage) les passeurs? 

"L'avantage de l'appropriation culturelle, c'est que ça va avec tout, écrit Gérard Biard (3), y compris avec le ridicule. On a ainsi vu, en vrac, des étudiants conspués pour s'être déguisés en moines bouddhistes ou en cheikhs arabes à un bal costumé universitaire dans l'Ontario, un cours de yoga annulé à l'université d'Ottawa pour cause de néocolonialisme, des étudiants d'une école d'art de l'Ohio dénonçant le fait qu'on leur a servi des sushis à la cantine, des défilés de mode de Marc Jacobs ou de Stella McCartney déclencher la polémique pour des mannequins blancs vêtus de façon trop ethnique, ou encore Scarlett Johannson renonçant à interpréter le rôle d'une icône transgenre sous la pression de militants LGBT..." Et voilà qu'on apprend (4) que l'actrice Ruby Rose qui devait jouer le rôle d'une Batwoman lesbienne est harcelée parce qu'elle ne serait pas homosexuelle, elle qui rappelle qu'elle a fait son coming out à l'âge de douze ans et qu'on lui reproche trop souvent d'être "trop gay". Les censeurs sont si déchaînés qu'ils tirent à tort et à travers.
Que cherchent-ils ? Qu'il n'y ait aucun rôle d'homosexuel? Qu'on ne parle ni de l'esclavage, ni des Amérindiens? Que chacun ne parle que de soi? Ces étudiants en art qui refusent les sushis ne peindront-ils que des paysages de chez eux, des gens qui leur ressemblent, ne parleront-ils que de leurs origines? Si on suit certaines personnes dans leurs délires, en Belgique ou en France, on ne pourrait plus manger de hamburger (à moins d'être Américain), de pizza (à moins d'être Italien), ni de canard laqué (à moins d'être un chasseur chinois et décorateur). Faut-il que chacun ne mange que des plats qui appartiennent à sa seule tradition culinaire? Ai-je le droit d'être végétarien si je ne suis pas bouddhiste? Et bouddhiste si je ne suis pas asiatique? Le maïs, les pommes de terre ou les tomates ne sont pas originaires d'Europe. Que pouvons-nous manger? Que pouvons-nous dire, penser, exprimer qui n'appartienne pas aussi à quelqu'un d'autre? 
L'appropriation culturelle est un moyen de lier chacun à ses racines, de l'enfermer dans une identité illusoire, de créer des groupes séparés. On voit vers quel type de société nous mène ce concept qui tient de l'apartheid. Chacun chez soi, chacun en soi. Avons-nous le droit de rêver en couleur si nous sommes blancs? 
Si on suivait jusqu'au bout de leur logique racrapautée ces nouveaux censeurs, les rôles de composition disparaîtraient du cinéma et du théâtre. Resteront les rôles de cons. Les castings seront longs, tant les candidats seront nombreux. 

(1) "Ceux qui rêvent en noir et blanc", 12.5.2018, et "La grande lessive", 13.6.2018.
(2) https://www.ledevoir.com/culture/theatre/531876/robert-lepage-reagit-a-l-annulation-de-slav
(3) "Commissaires politiques culturels", Charlie Hebdo, 8.8.2018.
(4) https://www.huffingtonpost.fr/2018/08/13/ruby-rose-victime-de-harcelement-pour-son-role-dans-batwoman-elle-quitte-twitter_a_23501034/?utm_hp_ref=fr-homepage

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Oui, mais pour jouer un con crédible, il faut faire preuve d'intelligence ! Même Depardieu dans le rôle de Quentin de Montargis à dû s'y essayer... Enfin, je crois... Ne jurons de rien...

Jean