jeudi 6 décembre 2018

Historiques ou hystériques?

Ici, dans ce coin de France profonde, voilà quatre jours que nous n’avons plus de connexion Internet. Alors que le clavier me démange, tant le volume de bêtises débitées chaque heure dépasse l’entendement. Ainsi va, parfois, la France profonde. Ce qui ne m’amènera pas pour autant à enfiler un gilet jaune.

Ces journées de blocage de la France seront-elles historiques ? L’avenir en jugera. Elles sont en tout cas hystériques. Le mouvement des Gilets jaunes est, nous dit-on, celui de la France oubliée. Et c’est vrai que depuis trop longtemps, les services publics s’éloignent de la population rurale : fermeture de gares, de bureaux de poste, de maternités… Ce serait aussi celui d’une France qui se voit basculer dans la précarité. Et sans doute s’inquiète plus de ce qui l’attend que de ce qu’elle vit.
Elle est d’abord une révolte d’automobilistes : c’est la demande de baisse des taxes sur le carburant qui a mis le feu aux poudres, c’est sur les tableaux de bord que s’affiche le signe de ralliement au mouvement. Et sur les routes et les autoroutes que s’exprime celui-ci : blocage des péages et saccage ou mise hors d’état de fonctionner des radars. Au milieu de certains ronds-points trône, tel un totem, une voiture. Comme si les Gilets jaunes voulaient signifier leur volonté de rouler en bagnole à leur guise. En quelque sorte, un remake des Bonnets rouges mais à l’échelle nationale. (1)

Au-delà de ces revendications et de celle plus globale de baisse des taxes liée à plus de justice sociale, ce mouvement m’apparaît comme l’expression à la fois d’une demande de plus de démocratie et d’un analphabétisme démocratique. Parti de l’une ou l’autre vidéo de râleurs postée sur Facebook, il s’est développé à une vitesse que seuls ces réseaux dits sociaux  permettent. C’est la première cyber révolte en France, avec son lot de fausses informations et de photos interprétées qu’on se fait un malin plaisir de diffuser autour de soi. Ces réseaux sont-ils réellement sociaux, font-ils société ?  Chacun y parle à la première personne. C’est moi, ma situation à moi, mon point de vue à moi, mes exigences à moi. Où est le social, le point de vue collectif ? Quelle société veulent-ils ? Chacun a son avis, le mouvement semble n’être qu’une somme de points de vue personnels, d’impressions et surtout d’émotions. La raison semble avoir sombré au pays de Descartes.

Les Gilets jaunes  se défient des représentants politiques, et à certains égards on peut les comprendre (2), mais la défiance existe aussi entre eux. Ils ne se reconnaissent aucun  porte-parole. Les menaces d’agression voire de mort se multiplient entre eux.
Ils n’acceptent pas plus de représentants que de négociation avec qui que ce soit, insultent le président de la république, le premier ministre, le gouvernement, l’ensemble de la « classe politique ». La démocratie suppose écoute, valeurs communes, projets, négociation. Elle nécessite d’accepter de s’asseoir autour d’une table et de dialoguer. On entend des Gilets jaunes réclamer plus de démocratie, plus de participation des citoyens aux décisions politiques. On ne peut que les soutenir sur ce point, mais on voit bien que la culture démocratique fait totalement (pour l’instant en tout cas) défaut dans leur mouvement. Comme s’ils ne savaient pas comment elle fonctionne. Ou comme si certains d’entre eux s’étaient solidement installés dans une position totalitaire.

Face à leur détermination et à leur radicalisme, face à la violence de nombre d’entre eux, le gouvernement a fini par lâcher du lest. Mais visiblement ce ne sera jamais assez pour beaucoup de Gilets jaunes, convaincus, grâce au soutien populaire dont ils bénéficient, d’avoir tous les droits, d’être dans le justeQui peut dire ce qu’est le juste ? Ils appelent à nouveau, de manière irresponsable, à de nouveaux rassemblements à Paris. Malgré les appels à la violence qui se multiplient et font craindre le pire. Les voilà, à leur tour, comme l’analysait Thomas Legrand, éditorialiste de France Inter, « déconnectés de la réalité », refusant la main qui leur est tendue, ne s’écoutant plus eux-mêmes, tournant en rond dans leurs ronds-points, enfermés dans une logique jusqu'au-boutiste (3).

Et pour défendre quelles revendications ? Au début du mouvement, certains d’entre eux disaient que ceux qui pensent que leur priorité c’est le prix du carburant n’ont rien compris. Il y a deux jours, certains affirmaient que c’était là la priorité des priorités. Et quand le premier ministre Philippe annonce qu’il n’y aura pas d’augmentation des taxes, ils hurlent qu’on refuse de les comprendre. On avouera qu’il est extrêmement difficile de négocier avec une non organisation aux revendications extrêmement multiples et parfois contradictoires.
Récemment, sur France Inter (4), un membre (un représentant ?) des Gilets jaunes de l’Indre expliquait qu’il y a pour lui quatre points indiscutables : baisser les taxes (pas de moratoire), augmenter les salaires et les retraites, améliorer les services publics et faire participer plus les citoyens à la vie politique. Les trois premiers points sont l’œuf de Colomb de la politique : comment aucun parti politique n’y a-t-il pensé : faire plus avec moins ? Comment améliorer les revenus et les services publics tout en diminuant les ressources de l’Etat. C’est la politique au niveau zéro. Quel candidat, quel parti ne rêverait de proposer un programme aussi simpliste ?
Pour améliorer la participation des citoyens aux décisions politiques, certains réclament l’organisation de référendums. Mais sur quoi et avec quelle(s) question(s), quels objectifs ? Les référendums récemment organisés en Grande-Bretagne, en Catalogne, dans le Kurdistan irakien n’ont absolument rien résolu. Au contraire. Ils n’ont apporté que des problèmes, aucune avancée.
Il est d’autres voies, telles les assemblées citoyennes, pour avancer de manière plus nuancée et intelligente sur des questions complexes. Mais il faut accepter de s’écouter, de se parler, de réfléchir ensemble, d’être représenté par d’autres, ce qui semble difficile en ces temps où chacun ne voit que lui-même, ne fait confiance qu’à lui-même.

Dans quel jeu nous retrouvons-nous aujourd’hui? L’hystérie qui a gagné quelques centaines de milliers de Français dépressifs est suivie, propagée, parfois sans recul, minute après minute, par une bonne partie de la presse qui en fait un feuilleton et n’ose pas leur poser des questions qui pourraient les fâcher. Tels autant de Trump, quantité de Gilets jaunes crachent sur la presse. Certains agressent des journalistes.
Ils refusent de rencontrer le gouvernement qui leur propose de discuter. Ah non, monsieur, moi je n’entre pas dans ce jeu-là. Certains semblent prêts à faire de la politique, ne répondent pas aux questions gênantes, manient la langue de bois comme des pros : les menaces de mort qu’ils ont reçues viennent-elles de leur propre camp ? Tututut, on n’en sait rien, je ne veux critiquer personne.

L’opposition politique, de son côté, est lamentable. Totalement irresponsable, elle ne semble pas avoir d’autre idée que de jeter de l‘huile sur un feu qui ne cesse de se propager. Pour l’opposition, c’est le peuple qui s’exprime. LE peuple, vraiment ? Est-il monolithique ? Où sont tous ceux qui se préoccupent d’abord et avant tout d’écologie et ont décidé de vivre plus sobrement ? N’appartiennent-ils pas au peuple ?
Les Verts, qui devraient être aux premières lignes politiques aujourd’hui où le danger climatique se fait de plus en plus prégnant, ont toujours été traités d’irresponsables, d’ayatollahs, de khmers verts. Ceux qu’on pourrait qualifier de khmers jaunes, eux, (qui insultent, agressent à tout va, y compris des fonctionnaires des impôts, traités de nazis et de collabos) ont les faveurs de la presse, de l’opposition et de l’opinion publique. Il semble qu’ils puissent tout se permettre. Etrange et inquiétante société.

Les Gilets jaunes veulent la tête de Macron. Sans doute celui-ci l’a-t-il cherché, trop suffisant, trop sûr d’avoir raison, d’être au-dessus de la mêlée, trop loin des préoccupations quotidiennes de ses concitoyens. Mais s’il devait tomber, par qui serait-il remplacé ? Par quelqu’un qui tombera encore plus vite que lui ? Réclamer la démission du président n’a aucun sens, déclarait sur France Inter un Gilet jaune : un autre président sera aussitôt critiqué. Mais peut-être touche-t-on là au grand plaisir des Français : se choisir un roi, puis s’empresser de le guillotiner.

Les Français sont de grands nostalgiques. Ils aiment rejouer 1789 et 1793. On disait qu’on était des révolutionnaires. On disait que ça suffisait. On disait qu’on tuait le roi. Même si la France, Etat de droit, démocratique est encore un Etat-providence où le système social reste malgré tout solide et généreux. Quand j’ai eu le culot de parler, il y a quelques années, de « France grognonne » (5), j’ai reçu un paquet d’insultes : tu viens profiter de notre système social sans pareil, alors ta gueule ! Faut-il donc croire que ce merveilleux système s’est effondré en quelques années, qu’il n’en reste plus rien ? Plus de police, plus de système de santé, plus d’administration, plus de services publics, plus rien qui fonctionne (comme le clamait récemment un Gilet jeune) ? On se calme, on respire, on regarde, on réfléchit, on prend du recul. On prend son vélo, on marche. Ça fait du bien.

(1) En France, circuler en voiture ne coûte pas très cher : bien moins en tout cas qu’en Belgique par exemple : pas de taxe annuelle de circulation, des tarifs d’assurance peu chers et un contrôle technique très léger. Par contre , les autoroutes sont payantes, mais avec un service impeccable.
(2) La défiance touche toute la « classe politique », y compris la fille à papa et le Mélenche qui tous deux vivent de la politique depuis toujours. Peuvent-ils prétendre qu’ils savent ce qu’est avoir des fins de mois difficiles ? Ce qui ne les empêche pas d’ajouter leurs voix à la cacophonie actuelle.
(3) Th. Legrand, France Inter, 5.12, 7h45.
(4) France Inter, 4.12 sur F.I. à 7h50.
(5) « Ma vie en pays grognon », publié sur rue89: 
www.rue89.com/2014/01/05/vie-belge-pays-grognon-france-248774

A écouter :
D. Cohn-Bendit 4.12 sur France Inter, à 8h20.
Les éditos de Th. Legrand, France Inter, 4 et 5.12, à 7h45.

Post-scriptum: 
- le prix du baril de pétrole a diminué de 30% ces derniers jours. Mauvaise nouvelle pour la planète. Et donc pour l'humanité. Mais est-ce important?
- "La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer", dit Sylvain Tesson.
- A lire sur le même sujet un billet de Philippe Dutilleul, vivant lui aussi en France:
https://blogandcrocs.blogspot.com/2018/12/gilets-jaunes-et-peste-brune.html?showComment=1544189583609

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(7.12: ça y est, liaison rétablie après cinq jours!)


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