Ici, dans ce coin de France profonde, voilà
quatre jours que nous n’avons plus de connexion Internet. Alors que le clavier
me démange, tant le volume de bêtises débitées chaque heure dépasse
l’entendement. Ainsi va, parfois, la France profonde. Ce qui ne m’amènera pas
pour autant à enfiler un gilet jaune.
Ces journées de blocage de la France
seront-elles historiques ? L’avenir en jugera. Elles sont en tout cas
hystériques. Le mouvement des Gilets
jaunes est, nous dit-on, celui de la France oubliée. Et c’est vrai que
depuis trop longtemps, les services publics s’éloignent de la population
rurale : fermeture de gares, de bureaux de poste, de maternités… Ce serait
aussi celui d’une France qui se voit basculer dans la précarité. Et sans doute
s’inquiète plus de ce qui l’attend que de ce qu’elle vit.
Elle est d’abord une révolte d’automobilistes :
c’est la demande de baisse des taxes sur le carburant qui a mis le feu aux
poudres, c’est sur les tableaux de bord que s’affiche le signe de ralliement au
mouvement. Et sur les routes et les autoroutes que s’exprime celui-ci :
blocage des péages et saccage ou mise hors d’état de fonctionner des
radars. Au milieu de certains ronds-points trône, tel un totem, une voiture. Comme si les Gilets jaunes voulaient signifier leur
volonté de rouler en bagnole à leur guise. En quelque sorte, un remake des
Bonnets rouges mais à l’échelle nationale. (1)
Au-delà de ces revendications et de celle plus
globale de baisse des taxes liée à plus de justice sociale, ce mouvement
m’apparaît comme l’expression à la fois d’une demande de plus de démocratie et d’un
analphabétisme démocratique. Parti de l’une ou l’autre vidéo de râleurs postée
sur Facebook, il s’est développé à une vitesse que seuls ces réseaux dits
sociaux permettent. C’est la première cyber révolte en France, avec son
lot de fausses informations et de photos interprétées qu’on se fait un malin
plaisir de diffuser autour de soi. Ces réseaux sont-ils réellement sociaux,
font-ils société ? Chacun y parle à
la première personne. C’est moi, ma situation à moi, mon point de vue à moi, mes
exigences à moi. Où est le social, le point de vue collectif ? Quelle
société veulent-ils ? Chacun a son avis, le mouvement semble n’être qu’une
somme de points de vue personnels, d’impressions et surtout d’émotions. La
raison semble avoir sombré au pays de Descartes.
Les Gilets
jaunes se défient des représentants politiques,
et à certains égards on peut les comprendre (2), mais la défiance existe aussi
entre eux. Ils ne se reconnaissent aucun porte-parole. Les menaces d’agression voire de
mort se multiplient entre eux.
Ils n’acceptent pas plus de représentants que
de négociation avec qui que ce soit, insultent le président de la république,
le premier ministre, le gouvernement, l’ensemble de la « classe
politique ». La démocratie suppose écoute, valeurs communes, projets,
négociation. Elle nécessite d’accepter de s’asseoir autour d’une table et de dialoguer.
On entend des Gilets jaunes réclamer
plus de démocratie, plus de participation des citoyens aux décisions
politiques. On ne peut que les soutenir sur ce point, mais on voit bien que la
culture démocratique fait totalement (pour l’instant en tout cas) défaut dans
leur mouvement. Comme s’ils ne savaient pas comment elle fonctionne. Ou comme
si certains d’entre eux s’étaient solidement installés dans une position
totalitaire.
Face à leur détermination et à leur
radicalisme, face à la violence de nombre d’entre eux, le gouvernement a fini
par lâcher du lest. Mais visiblement ce ne sera jamais assez pour beaucoup de Gilets jaunes, convaincus, grâce au
soutien populaire dont ils bénéficient, d’avoir tous les droits, d’être dans le
juste. Qui peut dire ce qu’est le juste ? Ils appelent à nouveau, de manière irresponsable, à de nouveaux rassemblements à Paris. Malgré les appels à la violence qui se multiplient et font craindre le pire. Les voilà, à leur tour, comme l’analysait Thomas Legrand, éditorialiste de
France Inter, « déconnectés de la réalité », refusant la main qui
leur est tendue, ne s’écoutant plus eux-mêmes, tournant en rond dans leurs
ronds-points, enfermés dans une logique jusqu'au-boutiste (3).
Et pour défendre quelles revendications ?
Au début du mouvement, certains d’entre eux disaient que ceux qui pensent que
leur priorité c’est le prix du carburant n’ont rien compris. Il y a deux jours,
certains affirmaient que c’était là la priorité des priorités. Et quand le
premier ministre Philippe annonce qu’il n’y aura pas d’augmentation des taxes, ils
hurlent qu’on refuse de les comprendre. On avouera qu’il est extrêmement difficile
de négocier avec une non organisation aux revendications extrêmement multiples
et parfois contradictoires.
Récemment, sur France Inter (4), un membre (un
représentant ?) des Gilets jaunes
de l’Indre expliquait qu’il y a pour lui quatre points indiscutables : baisser
les taxes (pas de moratoire), augmenter les salaires et les retraites, améliorer
les services publics et faire participer plus les citoyens à la vie politique.
Les trois premiers points sont l’œuf de Colomb de la politique : comment
aucun parti politique n’y a-t-il pensé : faire plus avec moins ?
Comment améliorer les revenus et les services publics tout en diminuant les
ressources de l’Etat. C’est la politique au niveau zéro. Quel candidat, quel
parti ne rêverait de proposer un programme aussi simpliste ?
Pour améliorer la participation des citoyens
aux décisions politiques, certains réclament l’organisation de référendums.
Mais sur quoi et avec quelle(s) question(s), quels objectifs ? Les
référendums récemment organisés en Grande-Bretagne, en Catalogne, dans le Kurdistan
irakien n’ont absolument rien résolu. Au contraire. Ils n’ont apporté que des
problèmes, aucune avancée.
Il est d’autres voies, telles les assemblées
citoyennes, pour avancer de manière plus nuancée et intelligente sur des
questions complexes. Mais il faut accepter de s’écouter, de se parler, de
réfléchir ensemble, d’être représenté par d’autres, ce qui semble difficile en
ces temps où chacun ne voit que lui-même, ne fait confiance qu’à lui-même.
Dans quel jeu nous retrouvons-nous aujourd’hui?
L’hystérie qui a gagné quelques centaines de milliers de Français dépressifs est suivie,
propagée, parfois sans recul, minute après minute, par une bonne partie de la
presse qui en fait un feuilleton et n’ose pas leur poser des questions qui pourraient
les fâcher. Tels autant de Trump, quantité de Gilets jaunes crachent sur la presse. Certains agressent des
journalistes.
Ils refusent de rencontrer le gouvernement qui
leur propose de discuter. Ah non, monsieur, moi je n’entre pas dans ce jeu-là.
Certains semblent prêts à faire de la politique, ne répondent pas aux questions
gênantes, manient la langue de bois comme des pros : les menaces de mort
qu’ils ont reçues viennent-elles de leur propre camp ? Tututut, on n’en
sait rien, je ne veux critiquer personne.
L’opposition politique, de son côté, est
lamentable. Totalement irresponsable, elle ne semble pas avoir d’autre idée que
de jeter de l‘huile sur un feu qui ne cesse de se propager. Pour l’opposition,
c’est le peuple qui s’exprime. LE peuple, vraiment ? Est-il
monolithique ? Où sont tous ceux qui se préoccupent d’abord et avant tout d’écologie
et ont décidé de vivre plus sobrement ? N’appartiennent-ils pas au
peuple ?
Les Verts, qui devraient être aux premières
lignes politiques aujourd’hui où le danger climatique se fait de plus en plus
prégnant, ont toujours été traités d’irresponsables, d’ayatollahs, de khmers
verts. Ceux qu’on pourrait qualifier de khmers jaunes, eux, (qui insultent,
agressent à tout va, y compris des fonctionnaires des impôts, traités de nazis
et de collabos) ont les faveurs de la presse, de l’opposition et de l’opinion
publique. Il semble qu’ils puissent tout se permettre. Etrange et inquiétante
société.
Les Français sont de grands nostalgiques. Ils aiment
rejouer 1789 et 1793. On disait qu’on était des révolutionnaires. On disait que
ça suffisait. On disait qu’on tuait le roi. Même si la France, Etat de droit,
démocratique est encore un Etat-providence où le système social reste malgré
tout solide et généreux. Quand j’ai eu le culot de parler, il y a
quelques années, de « France grognonne » (5), j’ai reçu un paquet d’insultes :
tu viens profiter de notre système social sans pareil, alors ta gueule ! Faut-il
donc croire que ce merveilleux système s’est effondré en quelques années, qu’il
n’en reste plus rien ? Plus de police, plus de système de santé, plus
d’administration, plus de services publics, plus rien qui fonctionne (comme le clamait récemment un Gilet jeune) ? On se calme, on
respire, on regarde, on réfléchit, on prend du recul. On prend son vélo, on
marche. Ça fait du bien.
(1) En France, circuler en voiture ne coûte
pas très cher : bien moins en tout cas qu’en Belgique par exemple :
pas de taxe annuelle de circulation, des tarifs d’assurance peu chers et un
contrôle technique très léger. Par contre , les autoroutes sont payantes,
mais avec un service impeccable.
(2) La défiance touche toute la « classe
politique », y compris la fille à papa et le Mélenche qui tous deux vivent
de la politique depuis toujours. Peuvent-ils prétendre qu’ils savent ce qu’est
avoir des fins de mois difficiles ? Ce qui ne les empêche pas d’ajouter
leurs voix à la cacophonie actuelle.
(3) Th. Legrand, France Inter, 5.12, 7h45.
(4) France Inter, 4.12 sur F.I. à 7h50.
(5) « Ma vie en pays grognon »,
publié sur rue89:
www.rue89.com/2014/01/05/vie-belge-pays-grognon-france-248774
A écouter :
D. Cohn-Bendit 4.12 sur France Inter, à 8h20.
Les éditos de Th. Legrand, France Inter, 4 et
5.12, à 7h45.
Post-scriptum:
- le prix du baril de pétrole a diminué de 30% ces derniers jours. Mauvaise nouvelle pour la planète. Et donc pour l'humanité. Mais est-ce important?
- "La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer", dit Sylvain Tesson.
- A lire sur le même sujet un billet de Philippe Dutilleul, vivant lui aussi en France:
https://blogandcrocs.blogspot.com/2018/12/gilets-jaunes-et-peste-brune.html?showComment=1544189583609
Post-scriptum:
- le prix du baril de pétrole a diminué de 30% ces derniers jours. Mauvaise nouvelle pour la planète. Et donc pour l'humanité. Mais est-ce important?
- "La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer", dit Sylvain Tesson.
- A lire sur le même sujet un billet de Philippe Dutilleul, vivant lui aussi en France:
https://blogandcrocs.blogspot.com/2018/12/gilets-jaunes-et-peste-brune.html?showComment=1544189583609
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(7.12: ça y est, liaison rétablie après cinq jours!)
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