jeudi 13 décembre 2018

La démocratie, ça oblige à changer

Les Gilets jaunes et tous ceux qui les soutiennent s'en prennent violemment (et même souvent avec haine) à Emmanuel Macron, président de la République. Ils réclament sa démission. Parce qu'ainsi va la France: le président est responsable de tout et en particulier de ce qui fait grogner les uns et les autres, lui qui est coupable de leur situation. Et donc lui aussi qui serait le seul à pouvoir les sauver.
Les Français sont les seuls Européens à avoir semblable régime, avec un président élu au suffrage universel et qui dispose d'autant de pouvoir. Mais personne ou presque ne remet en question le régime présidentiel.
Emmanuel Macron, dès le lendemain de son élection, alors qu'il n'était pas encore président, était déjà contesté par certains manifestants. L'état de grâce de Nicolas Sarkozy n'avait guère duré. François Hollande n'en a jamais connu. Les Français adorent élire leur roi pour mieux le décapiter peu après.
Pourquoi donc la France reste-t-elle accrochée à ce système?
Dans les autres républiques européennes, le président a le même rôle que le roi ou la reine dans les monarchies constitutionnelles: un rôle de représentation et de sage au-dessus de la mêlée.

Les Français restent en attente, tous les cinq ans maintenant, de l’homme providentiel. Le président français est un roi élu. La France, écrivait en avril 2017 le journaliste allemand Thomas Schmid, est « une démocratie particulière : une espèce de monarchie élective républicaine. Cela s’explique en partie par le rôle que Charles de Gaulle, fondateur de la Ve République, a conféré au président, qui doit être le père, à la fois sévère et bienveillant, de la nation. Il lui a ainsi octroyé une stature surdimensionnée, on pourrait même dire surhumaine. (…) Un président français doit être le plus haut représentant d’une collectivité démocratique et en même temps le roi de la République. C’est trop pour tout titulaire de la fonction. Le lien qui unit la démocratie et l’autocratie ne correspond plus à notre époque. Si la France profonde est aussi réfractaire au changement, c’est notamment à cause de l’illusion soigneusement entretenue qu’un bon président peut protéger ses citoyens des tempêtes du monde. » (1) Les Français attendent tout de leur président et d’abord qu’il les protége : qu’il préserve les commerces de proximité en milieu rural, qu’il soutienne les PME, qu’il améliore le taux de réussite à l’université, qu’il empêche les fermetures ou les délocalisations d’entreprises, qu’il redonne sa grandeur internationale à la France, qu’il lutte contre le terrorisme, qu’il soutienne les productions françaises, qu’il change tout en douceur… Ils attendent aussi de lui qu'il soit distant, au-dessus des querelles partisanes, qu'il ait une vision large et lointaine, mais aussi qu'il partage leurs émotions, qu'il soit proche d'eux. Le président doit avoir la souplesse d'un acrobate.

Thomas Legrand, dans son ouvrage publié en 2014 « Arrêtons d’élire des présidents », estime que « notre mode d’élection présidentielle abaisse le débat et infantilise la scène politique ». Il démontre combien les campagnes électorales présidentielles ne sont que combats de coqs qui ne font que cliver le pays, pousser des candidats à des promesses insensées et maintenir les citoyens dans l’illusion qu’une seule personne a la capacité de changer un pays. « L’élection présidentielle, écrit-il, devenait un mensonge, une supercherie, un déni de la réalité, un moment de fantasme de puissance. » (2)
L’éditorialiste de France Inter propose de continuer à élire le président au suffrage direct, mais en ne lui confiant plus qu’un rôle de représentation et de gestion de la politique étrangère et de la défense. Ce ne serait plus à lui de nommer le gouvernement qui procèderait dès lors du parlement. 

Dans de nombreux pays, le président n’a qu’un rôle protocolaire, de sage au-dessus de la mêlée, de représentant de l’Etat auprès d’autres instances étrangères, de garant de l’unité nationale.
En Italie, le président a un rôle honorifique. Cette personnalité, au prestige reconnu, est élue par la Chambre des Représentants, le Sénat et des représentants des régions. 
En Suisse, le président de la Confédération exerce des fonctions purement représentatives, et ce uniquement pendant une année au terme de laquelle il est remplacé par son vice-président.
En Allemagne, le président fédéral fait figure de pouvoir neutre, de gardien des valeurs morales, exerçant une charge essentiellement honorifique. (3)
En fait, ces présidents exercent quasiment le même rôle que la plupart des souverains des monarchies constitutionnelles d’Europe. A la différence notable que c’est à partir de leurs mérites et de leur expérience et non de leur sang qu’ils se retrouvent à exercer cette fonction et que celle-ci est limitée dans le temps.

Le système français, majoritaire à deux tours, amène les électeurs à un choix par défaut au second tour. Aujourd’hui, ce système semble  avoir atteint ses limites.
« Les gens ne votent plus pour aux élections, ils votent contre,  écrivait Paul Jorion un mois avant l’élection présidentielle de 2017. Et si l’on additionne l’extrême droite et l’extrême gauche, cela fait du monde. Je reçois des mails qui me disent :  si Jean-Luc Mélenchon n’est pas au deuxième tour, je vote Marine Le Pen. Ce drainage de la gauche vers l’extrême droite n’est pas terminé, et je ne suis pas sûr que ceux qui hésitent entre Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon se reporteront sur Emmanuel Macron, qui représente l’ultralibéralisme à visage humain. Il faudrait aussi que les politiques arrêtent de manier un langage séditieux, pas si éloigné de celui des années 1930. » (4)
Effectivement, ils furent nombreux, les Français à déclarer refuser de voter contre, mais, étrangement, on n’a entendu personne réclamer un changement du système. Un ancien élu Vert me disait que retirer aux Français  l’élection de leur président serait s’attaquer à la base de leur démocratie

Si les Français décident de conserver le principe de l’élection et de la fonction présidentielle actuelle, ils pourraient néanmoins changer radicalement le système : il est arrivé que les électeurs éliminent dès le premier tour un candidat qui, de l’avis général (en tout cas majoritaire), avait des chances de l‘emporter au deuxième. On pense, par exemple, à Lionel Jospin en 2002. Absurde, n’est-il pas ? David Louapre, créateur de la chaîne Youtube « Les statistiques expliquées à mon chat », en fait la brillante démonstration dans une vidéo intitulée « Réformons l’élection présidentielle ! » et propose d’adopter la méthode du « jugement majoritaire » en attribuant à chaque candidat une mention sur une échelle qui en compte sept (de « à rejeter » à « excellent »). Celui qui obtiendrait la meilleure mention majoritaire gagnerait l’élection. (5) On peut penser que le président élu par ce système bénéficierait ainsi d‘un soutien beaucoup plus large des citoyens et que les candidats les plus populistes seraient rejetés.

Actuellement, le président français est tout puissant. C’est lui qui forme le gouvernement, essentiellement à partir de son seul parti. Même si lui-même, au premier tour, n’a recueilli qu’un faible pourcentage. De moins de 20% des voix au premier tour, il peut recueillir plus de 80% au second. Ce fut le cas de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen en 2002. Le président n’a pas ensuite « renvoyé l’ascenseur » à la gauche qui l’avait soutenu pour contrer l’extrême droite. Il a formé un gouvernement basé sur son seul parti sans l’ouvrir à d’autres. Cette toute puissance du président français est un leurre total, estiment Daniel Cohn-Bendit et le journaliste Hervé Algalarrondo : « le trait commun entre Chirac, Sarkozy et Hollande, c’est leur impuissance, leur impuissance à traiter la crise économique, sociale et culturelle qui mine la France depuis le début du siècle. Impuissance d’abord due à leur faible assise dans l’opinion, impuissance qui est le premier moteur du Front National. ». (6) 
Tous deux plaident pour un système électoral proportionnel et des gouvernements de coalition. 
Depuis quinze ans, écrivaient-ils en 2016, les gouvernements monocolores, avec leurs majorités trop étriquées, font du surplace. Tous deux se disent convaincus que des gouvernements de coalition, à l’assise plus large, permettraient d’avancer enfin, de réformer un pays qui apparaît ingouvernable.

Le résultat des élections régionales en Nord-Pas de Calais-Picardie en décembre 2014 témoigne du caractère peu démocratique du système majoritaire à deux tours : pour faire barrage à l’extrême droite, le PS s’est retiré du second tour. Résultat : la gauche pourtant arrivée en deuxième position au premier tour (le PS + les autres partis de gauche) se retrouve sans le moindre élu au Conseil régional. Cette démocratie est-elle démocratique ?
Le mode de scrutin proportionnel serait une véritable révolution dans la culture politique française qui reste, avec la Grande-Bretagne, une exception avec ce système majoritaire. « Les démocraties parlementaires européennes ont toutes, à l’exception du Royaume-Uni, la proportionnelle comme mode de scrutin, et sont donc ingouvernables selon nos critères constatent Algalarrondo et Cohn-Bendit. Et pourtant, ce sont celles-ci, et pas la France, qui ont conduit ces dernières années des réformes – qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas – qui ont bouleversé leur paysage économique et social. En Europe, si on met de côté la situation des pays du Sud, au bord de la déroute financière, c’est la France qui fait figure de pays ingouvernable, peinant à s’adapter à la nouvelle donne économique mondiale. » Quels sont les deux pays pays européens enlisés en cette fin 2018? La France et la Grande-Bretagne...
Algalarrondo et Cohn-Bendit proposent d’inverser le calendrier électoral : les législatives d’abord, la présidentielle ensuite, à condition de passer au mode de scrutin proportionnel pour les premières. Au bout du compte, la proportionnelle pourrait être, d’après eux, rassembleuse. Un gouvernement de coalition permettrait, selon ces deux auteurs, de sortir de l’immobilisme qu’engendrent inévitablement des majorités étriquées. Il faut alors en passer par le compromis. Et trouver un compromis n’est pas se compromettre, c’est sortir de positions (de) tranchées.
Algalarrondo et Cohn-Bendit citent le nouveau mode de fonctionnement de la Suède, elle aussi confrontée à la poussée de l’extrême droite. Ni la gauche ni la droite n’y a obtenu de majorité aux élections législatives de 2014, elles ont dès lors passé un accord : « 1. la gauche gouverne, car elle compte plus de députés que la droite ; 2. sur les dossiers majeurs, le gouvernement consultera la droite avant toute décision dans le but de parvenir à des consensus ; 3. sur les autres dossiers, la droite continuera d’exercer son droit d’opposition. »

Les gouvernements de coalition ne sont sans doute pas la panacée de la démocratie, mais ils obligent à "composer" et ils devront s'accompagner d'assemblées citoyennes, à tous les niveaux de pouvoir. Chacun comprendra alors que la recherche du compromis oblige à négocier, à sortir de sa seule vision des choses, à lâcher certaines revendications pour mieux en gagner d'autres. L'expression "on ne lâche rien", si utilisée par tant de gens, exprime un refus de négocier, un enfermement.
En France, ce pays si fier de sa langue et de la verve de chacun, on ne discute pas. On s'invective. On ne négocie pas. On manifeste dans la rue, on casse. Les Français sont les rois de la tchatche, pas du dialogue. La demande, parfaitement légitime, de plus de participation citoyenne devra passer par un solide changement culturel. Et pour cela, il faudra bien lâcher pour mieux gagner.



(Note: la majeure partie de ce billet est extraite d'un projet de livre que j'avais intitulé "Pour en finir avec la classe politique - vers une démocratie citoyenne". Projet qui n'a pas trouvé preneur...)

(1) « Un chantier titanesque attend le futur président », Thomas Schmid, Die Welt, 24.4.2017, in le Courrier international, 27.4.2017.
(2) Thomas Legrand, "Arrêtons d'élire des présidents", Stock, 2014.
(3) http://www.arte.tv/guide/fr/072310-006-A/karambolage
(4) Télérama, 22.3.2017.
(5) https://www.youtube.com/watch?v=ZoGH7d51bvc&t=1017s
(6) « Et si on arrêtait les conneries ? – Plaidoyer pour une révolution politique », Daniel Cohn-Bendit et Hervé Algalarrondo, Fayard, 2016. 

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