lundi 7 mars 2022

Le suicide russe

C'est un homme qui aime faire peur, qui fait peur et qui a peur. Vladimir Poutine s'est isolé, n'accordant plus sa confiance qu'à une poignée de personnes. "Poutine vit désormais dans une bulle de verre à sa résidence de Novo-Ogaryovo, dans les environs de Moscou", entouré d'une garde rapprochée parfaitement sous contrôle", écrit la journaliste tchèque Petra Prochazkova (1). "Il ne redoute pas seulement une contamination potentielle (au Covid-19), mais aussi plus symboliquement, un monde semblable à une maladie infectieuse, avec lequel il ne s'entend pas." Il y a longtemps, dit-elle, qu'il a perdu contact avec la réalité, la pandémie n'ayant fait "qu'amplifier le gouffre qui le sépare du monde des gens normaux, y compris des politiques, des hommes d'Etat et des journalistes". Il se tient loin des réseaux sociaux et ne se confierait plus à la plupart de ses conseillers. Ce "petit homme à l'ego démesuré" (comme l'a qualifié la journaliste russo-américaine Masha Gessen) surestime ses capacités et celles de son pays, "convaincu que la Grande Russie saura faire face aux sanctions les plus dures". Il est aujourd'hui "l'homme politique le plus seul sur la planète" perçu "comme un menteur et un agresseur", estime le journaliste bulgare Svetoslav Terziev (2).

Tout lui paraît possible. "Les frontières de la Russie ne s'arrêtent nulle part", a un jour déclaré Poutine (3). Et il est devenu l'incarnation du culot et de la mauvaise foi érigés en valeurs suprêmes et indiscutables. Il compare les sanctions qui frappe la Russie à une "déclaration de guerre". On en rirait si la situation n'était pas aussi dramatique pour l'ensemble de l'Ukraine. Car lui évidement ne mène pas de guerre, juste une opération militaire que refuse de comprendre le monde entier. Il se dit prêt à dialoguer si la partie adverse accepte toutes ses exigences (4). Le Larousse définit le dialogue comme une "discussion visant à trouver un terrain d'entente". Dans la langue poutinienne, dialogue se dit oukase.
Il n'a que mépris pour les peuples. Le sien et ceux des pays qu'il a déjà placés sous son joug. Déjà plus de dix mille Russes ont été arrêtés pour avoir critiqué cette guerre qui n'est pas la leur. Les journalistes sont à présent menacés de quinze ans de prison s'ils qualifient de guerre l'intervention militaire russe en Ukraine.
Les Occidentaux, l'OTAN, l'U.E. ont sans doute manqué de jugement et pêché par arrogance - et par naïveté - vis-à-vis de la Russie après la chute du régime soviétique. Mais si certains pays se tournent vers l'ouest, c'est que leurs populations dans leur grande majorité ne veulent plus de la Russie, n'ont pas oublié l'extrême souffrance que fut pour elles le régime soviétique et savent que la Russie de Poutine n'est pas et ne sera jamais une démocratie. 

Poutine est comme Assad : il sera fier d'une victoire à la Pyrrhus, fier d'être président d'un champ de ruines, voire d'un cimetière.
"Cette tentative de la part de mon Etat – d’une ampleur inouïe, irrationnelle, et qui causera sa propre perte – de détruire l’Etat ukrainien n’a aucun fondement historique, stratégique, ni même pragmatique, sans parler de fondements éthiques ou simplement humains." C'est ce qu'écrit l’écrivain russe Andreï Dmitriev (5) qui a vécu en Ukraine de 2012 à 2020. "Il ne s’agit pas des intérêts de la Russie ou de ses dirigeants, mais d’une démarche suicidaire, d’une prise de risque mortel pour tout le monde. On est prêt à tous les sacrifices, prêt à payer n’importe quel prix… pour quoi ? au nom de quoi ?… Nous avons là un cas stupéfiant d’autosuggestion." Cette guerre s'est bâtie sur le mensonge. "Ayant inventé leur propre méchante bête géopolitique, nos dirigeants, pourtant adultes, se sont mis à croire à la réalité des griffes et des dents d’un Occident imaginaire qui s’apprêterait à anéantir la Russie – sans même se demander pourquoi, s’il en est ainsi, ce même Occident avait, en 1994, demandé à l’Ukraine de faire confiance à la Russie en renonçant à son arsenal nucléaire. Ils se sont mis à croire à l’existence d’un « projet Ukraine » antirusse, en multipliant jour après jour des « preuves » diverses et variées, les unes aussi fausses que les autres. Cette propagande vénéneuse, au début destinée à la population, a fini par les empoisonner. Je ne suis pas le seul à estimer que les auteurs du mensonge en sont arrivés à le prendre eux-mêmes pour la vérité – aujourd’hui, cette hypothèse baroque est presque devenue un lieu commun."
En détruisant l'Ukraine, c'est elle-même que tue la Russie. "Impossible de faire la guerre à l’Ukraine, écrit encore Andreï Dmitriev. Impossible de la vaincre. Même en éradiquant en soi-même les restes d’humanité dans les efforts pour détruire l’Ukraine, on finira par détruire un autre pays et seulement lui : la Russie. En attendant…"
En attendant, ce suicide est et sera un désastre pour la planète.

(1) Petra Prochazkova, "Au Kremlin, un monarque isolé entouré d'une cour de généraux", Denik N (Prague), 25.2.2022, in Le Courrier international, 3.3.2022.
(2) Svetoslav Terziev, "Naissance d'un paria", Le Courrier international, 3.3.2022.
(3) https://www.arte.tv/fr/videos/098406-000-A/poutine-le-retour-de-l-ours-dans-la-danse/
(4) https://www.lalibre.be/international/europe/2022/03/04/le-dialogue-nest-possible-que-si-toutes-les-exigences-russes-sont-acceptees-avertit-poutine-KJVSHV7ZGZHFFB7G6KXASTNACY/
(5) https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/03/03/andrei-dmitriev-des-annees-de-contreverites-corrosives_6116041_3260.html

5 commentaires:

Bernard De Backer a dit…

Après la manifestation pour l'Ukraine à Bruxelles, dimanche passé, j'ai passé la soirée avec plusieurs Russes anti-Poutine (pour faire court). Une vive discussion s'en est suivie, notamment sur l'isolement de Poutine. Si la grande masse du peuple aux ordres est abreuvée par les mensonges des médias, maintenant entièrement sous contrôle, une part non négligeable des élites (politiques, intellectuelles, artistiques, économiques) partagent peu ou prou le naratif poutinien et l'idéologie qui la sous-tend. Mes amis Russes ne partageaient pas l'idée d'un paranoïaque isolé. Ce qui ne signifie pas qu'il ne pourrait être écarté, si cela tournait très mal militairement, humainement (mères de soldats morts ou prisonniers) et économiquement. Mais nous n'en sommes pas encore là. Pour le reste, j'ai développé cette analyse idéologique et historique dans mon article (2015) sur l'"Eurasisme. revanche et répétition de l'histoire" en lien sur mon nom. Je l'ai peut-être déjà fait, je ne sais plus :-)

Michel GUILBERT a dit…

Peut-on dire alors que c'est un homme qui s'est isolé (c'est ce qu'on lit beaucoup sous la plume de "connaisseurs" de VP), mais qui est néanmoins soutenu par l'essentiel de sa population ?
Je lirai demain dans le train vers la Belgique ton article sur l'Eurasisme, Bernard.

Bernard De Backer a dit…

Oui, Michel, je pense que l'on peut dire cela. Mais ce isolement est caractéristique de ce type de régime autocratique, bien que ne l'expliquant pas. C'est le culte du UN, le sommet de la pyramide. Pensons au Tsar, à Lénine, à Staline, à Mao. Tu verras qu'à la fin de mon article, je cite "Dans la tête de Vladimir Poutine" que j'ai lu après (et qui a d'ailleurs été publié après mon article, si je me souviens bien). Ce livre est très intéressant et très détaillé pour suivre l'évolution idéologique de Poutine et de son cercle, mais il a moins de profondeur historique. L'auteur vient de publier une nouvelle version.

Michel GUILBERT a dit…

Ton article sur l'eurasisme est très éclairant sur l'attitude de la Russie aujourd'hui, Bernard. Et tu le conclues de manière hélas prophétique: "Nous n’avons sans doute pas fini de mesurer les effets de ce nationalisme impérial, tant que le pouvoir et les structures de force russes, voire une majorité de la société, continueront de s’y reconnaitre et de s’en inspirer."
Crois-tu que Douguine est aujourd'hui un conseiller de Poutine (qu'à l'époque de ton article - 2015 - il considérait comme "trop libéral") ?

Bernard De Backer a dit…

Michel, il y a un autre idéologue eurasiste qui aurait, selon M. Eltchaninoff (l'auteur de "Dans la tête de Vladimir Poutine"), beaucoup d'influence sur Poutine. C'est Lev Goumilev, le fils de la poètesse Anna Akhmatova, natif de Petersbourg comme Poutine. J'en parle dans mon article, je pense, mais le mieux est de lire la nouvelle édition du livre de Eltchaninoff. Voir la "fiche" de Goumilev sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lev_Goumilev

De manière générale, l'idée qui court depuis des siècles est que la civilisation russe, la "voie russe" est différente de celle de l'Occident, perçu comme décadente. Tout ceci est à comprendre aujourd'hui (ce qui est difficile pour beaucoup d'Occidentaux, y compris des spécialistes de la Russie) dans le contexte gobal de la perte d'influence de la modernité occidentale. Voir mon article (désolé de me citer !) en lien sur mon nom.