mercredi 23 mars 2022

Nostra culpa

L'homme occidental reste profondément imprégné de judéo-christianisme, marqué à jamais par le péché originel. Tout drame qui arrive à autrui nous est (au moins partiellement) imputable. Il en va ainsi de l'islamisme : si des crimes sont commis au nom du Prophète, c'est évidemment du fait de notre passé colonial et de notre racisme. Bref, de notre islamophobie.
Et il en va ainsi aujourd'hui de la brutalité de Poutine et de ses troupes en Ukraine : nous l'avons provoquée par notre prétention, notre légèreté, notre incapacité à écouter la douleur d'un chef d'Etat qui souffre de ne pas être empereur.
C'est là être sourd et aveugle à l'Histoire, autant récente qu'ancienne. « Poutine, l’agresseur de l’Ukraine, n’est pas le produit de l’extension de l’OTAN ni des humiliations de l’Occident », explique Alain Frachon dans un éditorial du Monde (1). 

Les Occidentaux sont coupables d'avoir « abandonné » la Russie depuis la chute de l'URSS, puis n’ont cessé de l' « humilier », affirme l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française. "Dans sa folie guerrière, le président Poutine serait l’enfant de cet environnement : un affectif blessé", écrit Alain Frachon.
Il invite à se pencher sur l'Histoire récente : "Sous la pression des Etats-Unis, la Russie entre en 1992 au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale : elle obtient des dizaines de milliards de dollars de prêts continus dans les années qui suivent. Elle rejoint le Conseil de l’Europe en 1996, puis le G7 en 1997 (qui devient G8) (...). Moscou bénéficie du soutien de Washington lors de la crise du rouble en 1998 et d’une assistance financière d’urgence de Bruxelles. Sans compter le partenariat Russie-OTAN mis en place, au moins formellement, dès 1991. Un traitement offensant ? Du mépris et de l’arrogance, il y eut, certes – notamment de la part des Etats-Unis durant les guerres des Balkans. Mais la balance ne penche pas du côté de l’humiliation".

Alain Frachon examine aussi l’explication de la guerre actuelle par l’extension de l’OTAN. "C’est la thèse officielle entendue à Moscou, mais aussi ailleurs. Stratège avisé et prévoyant, Poutine met la main sur l’Ukraine parce qu’elle pourrait un jour rejoindre l’OTAN et, forte de cette appartenance, partir à la reconquête de la Crimée et du Donbass (...). Si l’OTAN a admis en 2008 que Kiev avait vocation à la rejoindre, l’Alliance se refuse toujours à ouvrir la procédure d’adhésion."
Autre explication concomitante qu'examine Alain Frachon : aux Etats-Unis, l’école néoréaliste en politique étrangère estime que "l’histoire, la géographie et la culture font que la Russie a inévitablement droit à une ceinture de sécurité autour d’elle et, dans cette zone, les Etats et les peuples concernés doivent savoir que leur souveraineté est limitée. La situation de l’Ukraine détermine son destin politique : une forme de vassalité. La classe politique ukrainienne aurait dû intégrer cette dimension, dit l’école néoréaliste occidentale, sauf à risquer un conflit avec le Kremlin. Un néoréaliste aussi brillant que John Mearsheimer, grand professeur à l’université de Chicago, invoque la nécessaire prise en compte des intérêts de sécurité de la Russie – pas de ceux de ses voisins". (...) "Le problème avec l’école néoréaliste, c’est qu’elle pense que Poutine pense comme elle – en termes de (sage) raison d’Etat. Une part de la réalité « réelle » échappe aux néoréalistes : ils sous-estiment toujours la force de l’idéologie. Convaincu qu’une majorité d’Ukrainiens partage son opinion, le président russe a dit et écrit que l’Ukraine n’existe pas : elle fait partie de la Russie." Et tant pis si la volonté des Etats et des peuples à disposer d'eux-mêmes est écrasée sous les bottes de Poutine.

Il y a une autre explication : celle du despotisme : "enfermé dans sa bulle de mensonges, l’autocrate, convaincu de sa supériorité intellectuelle, n’écoute plus que ses fantasmes. Il sera le tsar des temps modernes, celui qui va « restaurer la Russie dans son intégralité historique ». Tel est le Poutine que décrit l’agence officielle Novosti dans un article célébrant un peu vite, fin février, la conquête de l’Ukraine par les troupes russes – l’article a, depuis, été retiré."
"La réalité, la vraie, échappe au missionnaire Vladimir Poutine, écrit encore Alain Frachon, comme la réalité irakienne, la vraie, avait échappé aux néoconservateurs américains entourant George W. Bush en 2003. Le président russe n’est pas sur la défensive en Ukraine contre une éventuelle et improbable adhésion de ce pays à l’OTAN. Il est à l’offensive au service de la restauration de la Grande Russie, comme dit Novosti, son agence de presse. Sur le site du New Yorker toujours (le 3 mars), Stephen Kotkin, éminent spécialiste américain de la Russie, situe Poutine dans une continuité russe ininterrompue. L’agresseur de l’Ukraine « n’est pas le produit de l’extension de l’OTAN » ou des humiliations que l’Occident aurait infligées à la Russie, dit Kotkin. Cette guerre relève d’une « permanence historique russe » – cette insatiable et mystérieuse « volonté d’expansion » d’un pays qui est pourtant le plus vaste Etat de la planète et potentiellement l’un des plus riches."

Aujourd'hui, certaines personnalités politiques, en France et ailleurs en Europe, feignent de s'étonner : le Poutine 2022 n'est pas celui qu'ils ont connu. La brute épaisse qui massacre les Ukrainiens aurait donc remplacé un démocrate qui a mis la Tchétchénie à feu et à sang, terrorisé la Syrie en soutenant ce brave Assad ? Comme le disait de manière cinglante Sophia Aram récemment, "la seule véritable surprise c’est qu’il aura fallu qu’il massacre l’Ukraine pour comprendre ce qu’il avait déjà réalisé en Tchétchénie et en Syrie. Parce que la surprise, ce serait quoi ? Qu'un dictateur qui a passé ses vingt-deux premières années de pouvoir à éliminer ses opposants, envahir et annexer ses voisins, tuer des centaines de milliers de civils et bombarder des centaines d’hôpitaux, d’écoles, de maternités, de musées, de mosquées et d’églises puisse continuer à le faire … en Ukraine ? C'était quoi l'idée, qu'il allait se lasser ? Qu'avec l'âge et les amphétamines il allait oublier ce qu'il avait dit qu'il continuerait à faire ? A ce niveau de naïveté on peut commencer à parler de connerie, voire de complicité non ?" 

Arrêtons de nous flageller et de trouver des excuses à ce criminel de guerre. De guerres.

Post-scriptum : Alexis Corbière, député de La France insoumise, estime que Poutine a changé. Celui d'aujourd'hui est différent de ce qu'il était il y a quelques mois encore. Peut-on inviter Corbière à discuter avec les Tchétchènes, les Géorgiens, les Syriens, les opposants russes ? Dans quelle bulle vivait Corbière ces vingt-deux dernières années ?
https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-alexis-corbiere-le-poutine-daujourdhui-nest-pas-le-meme-quil-y-a-quelques-mois_fr_623c3671e4b009ab930253db

(1) https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/17/poutine-l-agresseur-de-l-ukraine-n-est-pas-le-produit-de-l-extension-de-l-otan-ou-des-humiliations-de-l-occident_6117934_3232.html
(2) https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-sophia-aram/le-billet-de-sophia-aram-du-lundi-14-mars-2022

A voir : "Rozy / Donbass" par le groupe ukrainien Dack Daughters (2013) :  
https://www.youtube.com/watch?v=6wCgZh-nczY

1 commentaire:

Bernard De Bcaker a dit…

Cette culpabilité occidentale a fait l'objet de deux livres à la tonalité pamphlétaire de Pascal Bruckner, "La sanglot de l'homme blanc" et surtout "La tyrannie de la penitence". Je les ai lu avec intérêt dès leur parution. Au-delà de ses constats,je pense qu'il y a dans cette "nostra culpa" une forme de néo-colonialisme pénitentiel. Je m'explique : penser encore et toujours que l'Occident est responsable, c'est continuer à considérer qu'il n'y a qu'un seul acteur dans le monde, l'Occident. C'est évidemment faux. Dans la cas de la Russie, comme tu le soulignes, il y a une dynamique impériale qui lui est propre et qui remonte à très loin. La "faute" de l'Occident et surtout de l'Europe, aujourd'hui, c'est la démocratie qui est la plus grande ennemie des empires. Cela concerne évidemment aussi la Chine. Tout cela n'enlève rien à l'histoire coloniale européenne et à ses crimes, mais cette époque est en grande partie révolue. L'Europe ne fut d'ailleurs pas le seul empire colonial par empires nationaux interposés (français, anglais, espagnol, portugais, hollandais, belge...) ne l'oublions pas. La Chine et la Russie, sans oublier l'empire ottoman et l'empire islamo-arabe, sont des empires coloniaux de continuité territoriale. Certains pratiquèrent aussi l'esclavage.