vendredi 7 octobre 2022

Memorial, prix Nobel de la Paix

Nous étions nombreux à l'espérer, l'ONG Memorial vient de recevoir le Prix Nobel de la Paix 2022, conjointement avec le Centre pour les libertés civiles, organisation ukrainienne de défense des droits de l’homme, et avec l'avocat biélorusse et défenseur des droits de l’homme Ales Bialiatski, président de l'organisation Viasna, aujourd’hui détenu en prison dans son pays.
« Le comité Nobel norvégien souhaite honorer trois champions remarquables des droits humains, de la démocratie et de la coexistence pacifique dans les trois pays voisins : Biélorussie, Russie et Ukraine », a déclaré sa présidente Berit Reiss-Andersen.

Dans les derniers jours de 2021, la Cour suprême de Russie avait prononcé la dissolution de Memorial International, présentée par Le Monde (1) comme "l’ONG russe la plus ancienne et la plus connue pour ses travaux de recherche sur les répressions de l’époque soviétique". Elle avait été cofondée par le prix Nobel de la paix Andreï Sakharov. Le procureur Alexeï Jafiarov avait alors déclaré qu'il est évident pour la Cour suprême que " Memorial, en spéculant sur le thème de répressions au XXe siècle, crée une image mensongère de l’URSS comme Etat terroriste". Il l'accusait, en outre, de « blanchir et de réhabiliter les criminels nazis ».
"Pour de très nombreux Russes en quête d’informations sur le sort passé de leurs proches, poursuivait Le Monde, l’ONG a joué un rôle de premier plan dans la documentation de la terreur stalinienne dont ont été victimes les familles. Elle continue encore aujourd’hui à le faire, alors que ces crimes sont relativisés ou mis sous le tapis. Sa disparition est en ce sens parlante : le pouvoir russe actuel, dont les représentants revendiquent fièrement l’héritage des services de sécurité soviétiques, se débarrasse de la dernière organisation critiquant ouvertement ce legs et pointant les similitudes entre pratiques passées et présentes." 
Depuis cette dissolution, les similitudes n'ont fait que s'accentuer, mais les relever s'apparente à un crime en Russie. Le choix du comité du Prix Nobel insiste sur cette nécessité de sauvegarder la mémoire d'un peuple que voudrait effacer un régime brutal et aux abois.

Post-scriptum :
"Il y a un lien entre la justification historico-théorique de l’invasion de l’Ukraine et la dissolution de Memorial. Les deux choses sont étroitement liées", affirme l’historien Nicolas Werth, qui préside la branche française de Memorial (2).
L'attribution de ce prix Nobel lui en rappelle d'autres : les prix Nobel de littérature à Boris Pasternak
en 1958 et à Alexandre Soljenitsyne en 1970, qui avaient été vus par l’URSS comme des provocations de l’Occident collectif. "Le prix Nobel de la paix à Memorial sera vu comme tel et sera ressenti de la même manière par le pouvoir russe d’aujourd’hui. Ça ne peut que le conforter dans le fait que tout l’Occident se ligue contre lui et fait feu de tout bois, y compris via le comité du prix Nobel. Même si c’est un immense honneur et une grande joie pour ceux qui défendent Memorial, ça ne peut être vu que comme une provocation de l’ennemi par le pouvoir poutinien. D’autant que ça tombe le jour du 70ᵉ anniversaire du dirigeant suprême." 
Parlant des réactions de la population russe, Nicolas Werth estime que "au sein de la petite minorité consciente qui déjà se pose des questions, soit depuis longtemps soit depuis moins longtemps à cause de la mobilisation, oui", cette distinction peut avoir un écho. "Mais pour la masse abreuvée par la propagande, ça ne fera que renforcer le sentiment que l’Occident entier est ligué contre la Russie et lui veut du mal."
Libération constate que des voix s’élèvent en Ukraine pour s’émouvoir qu’une ONG russe et qu’un opposant bélarusse, vus comme des représentants de pays agresseurs, sont honorés en même temps qu’une ONG de Kyiv. Vous comprenez cela ?, demande le quotidien à Nicolas Werth.
"C’est un signe extrêmement fort pour montrer qu’il y a beau y avoir un pays agresseur, il y a des forces à l’intérieur de ce pays qui sont farouchement et délibérément opposées à la politique du régime poutinien. C’est un signe d’espoir, d’avenir, au regard de la tendance actuelle – qui est compréhensible mais qui est absolument mortifère – de l’Ukraine à dénoncer en bloc l’ensemble de la culture russe, à vouloir dérussifier tout le champ culturel. C’est un signal fort envoyé par le comité Nobel pour freiner cette dérive qui consiste à critiquer l’ensemble de la culture russe au-delà de Poutine. Le régime va passer mais la culture russe, la culture ukrainienne et la culture bélarusse vont rester."

Extrait du communiqué de Memorial France publié ce jour :
"En ce moment, comme toutes les organisations de la société civile en Russie, Memorial est soumis à une forte pression. Mais la mémoire et la liberté ne peuvent être interdites. Nous poursuivons donc notre travail et continuerons à le faire en toutes circonstances.
Nos pensées vont à Ales Bialiatski et aux autres prisonniers politiques dans les prisons de Russie et du Belarus, ainsi qu’à nos collègues ukrainiens qui travaillent dans des situations de guerre.
Cette récompense intervient à un moment où la Russie mène une guerre d’invasion contre l’Ukraine et où les droits et libertés en Russie même sont violés à chaque instant. Il est plus important que jamais de se rappeler la thèse formulée il y a des décennies par Andrei Sakharov : la paix, le progrès, les droits de l’homme sont trois objectifs indissociables. On ne peut pas réaliser l’un d’entre eux en négligeant les autres. Un État qui supprime les droits de l’homme sur son territoire est inévitablement une menace pour la paix."

(1) (Re)lire sur ce blog : "Que se taisent les morts", 29.12.2021
Plus d'informations sur https://memorial-france.org/, une organisation à soutenir !
(2) https://www.liberation.fr/international/europe/le-nobel-de-la-paix-2022-pour-memorial-un-signe-despoir-davenir-20221007_CLOSHRCU7ZCFNI3RL5OV24S66Q/

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