mardi 21 novembre 2017

Non (encore une fois)!

(suite des billets "Non!", 18 novembre, et "Gourouphilie", 14 novembre 2017)

Il ne faut jamais tenter de tourner les autres en ridicule. On y tombe alors soi-même facilement. C'est ce qui vient d'arriver à l'humoriste Guillaume Meurice. Il vient de publier un billet se moquant du conflit qui oppose Charlie Hebdo à Mediapart, le présentant comme "un clash à deux balles", une querelle de gamins dans une cour de récré. Gnagnagna, fait-il dire aux protagonistes, c'est pas moi qui ai commencé, gnagnagna, c'est lui (1). Et d'inviter les deux médias de gauche à se consacrer à ce qui est vraiment important: la lutte contre le pouvoir de l'argent, le vivre ensemble (2).
L'importance du conflit échappe visiblement à l'humoriste qui le ridiculise sans avoir compris (ou sans vouloir comprendre) les enjeux. "Ce n'est pas une simple querelle d'ego ou un règlement de comptes dans la gauche qui ne concerneraient qu'un petit milieu parisien, comme on l'entend parfois, estime le chercheur en théorie politique Laurent Bouvet (3). Des principes fondamentaux sont en jeu (...). Et ce, dans un contexte très particulier qui ne doit jamais être oublié: celui des attentats islamistes que l'on connaît depuis près de trois ans (et même un peu plus si l'on y ajoute ceux de Merah en 2012)."
Et Laurent Bouvet de pointer trois dimensions dans l'emballement pour cette opposition entre deux médias: "la plus immédiate est celle qu'il faut bien appeler par son nom: l'indécence et l'ignominie des propos d'Edwy Plenel. Riss a entièrement raison quand il dit que Plenel condamne à mort la rédaction de Charlie Hebdo lorqu'il affirme que celle-ci et ses soutiens mèneraient une guerre aux musulmans. C'est d'une gravité extrême, après ce qui a eu lieu le 7 janvier 2015 et quand on voit les menaces de mort qui se sont multipliées contre Charlie ces dernières semaines. L'équipe de Charlie vit sous protection policière permanente simplement parce qu'elle veut continuer à faire son travail. Une liberté d'expression sous protection policière, il ne faut jamais l'oublier quand on aborde le débat actuel."
La deuxième dimension pour le professeur en sciences politiques tient aux soutiens dont bénéficient Plenel et Mediapart: "l'aveuglement ou la complaisance face aux propos de Plenel sont là encore totalement sidérants". Tout comme, dit-il, le renvoi dos-à-dos des deux médias. Ce qui en dit long, selon lui, "sur le point de non-retour où l'on en est arrivé dans la société actuelle, tant en termes de déontologie journalistique que de compréhension, dans des milieux pourtant informés et éduqués, des enjeux qui la traversent."
La troisième dimension, il la situe sur le long terme, entre deux gauches irréconciliables, sur le rapport à la République, à l'Etat, à la laïcité, à l'islam.

"La rhétorique de Mediapart, écrit Thierry Keller dans Usbek & Rica (4), serait complètement insignifiante si autant d'individus de bonne volonté ne tombaient pas dans le panneau, sous l'œil paniqué de politiques qui, pour une fois, n'ouvrent pas leur caquet. Pourtant elle est facile à démonter:  être musulman et a fortiori intégriste n'est pas un état biologique ni ethnique. C'est une conviction, un choix de l'esprit. De plus, ceux qui vivent sous le joug des islamistes, ceux qui meurent sous leurs bombes, ce sont les musulmans eux-mêmes, en très large majorité. L'islam politique est donc une idéologie que l'on peut et doit combattre. (...) Mais non: en essentialisant et en dépolitisant le débat, bref, en jouant sur notre culpabilité à tous (de blancs, d'occidentaux, de harkis, les chefs d'accusation sont sans limite), Plenel décourage la lutte pour la liberté, abandonne les musulmans à la menace permanente des salafistes et autres Frères musulmans, il s'arroge le droit de parler au nom de tous les musulmans laïcs, libéraux, ou défroqués qui aimeraient pourtant qu'on leur foute la paix (...)."

C'est précisément ce que réclame l'un d'eux, Hamid Zanaz, journaliste et essayiste qui dit à Plenel: "ne parlez pas à ma place!" (5). "Je suis de culture islamique et universelle, algérien résidant en France depuis plus d'une vingtaine d'années. En vous lisant et en vous écoutant depuis un certain temps sur le sujet de l'islam et des musulmans en France, je me demande, Monsieur Plenel, si nous vivons dans le même pays!". Le journaliste algérien s'insurge virulemment contre les propos réducteurs de Plenel, "avocat autoproclamé des pauvres musulmans" présentés comme "des victimes passives d'un racisme inhérent à la société française". Il lui reproche son "incitation insidieuse à la haine", son "discours essentialiste", ses "messages dangereux et irresponsables". "Sachez, Monsieur le défenseur d'une cause fictive, que je ne me reconnais absolument pas dans votre discours de victimisation, alors que je ne vous ai rien demandé. Ne me défendez pas, je n'ai pas besoin de vous ni d'aucun autre tuteur. Le temps du paternalisme est révolu".

On est en droit de se le demander: quelle vision de la société et des rapports humains a Mediapart, quel type de régime soutient-il? On ne peut défendre à la fois la démocratie et la théocratie, le pouvoir du peuple et celui des barbus, même ceux qui pérorent en costume-cravate. A s'opposer de manière aussi irresponsable à ceux qui défendent la liberté de penser, la liberté d'expression, le droit d'être critique, Mediapart semble avoir basculé du côté sombre de la pensée, risquant d'entraîner dans sa dérive des jeunes (ou moins jeunes d'ailleurs) naïfs et, sous prétexte de lutter contre le racisme, d'augmenter celui-ci (puisque Mediapart confond sciemment musulmans et islamistes) et de faire le jeu de l'extrême droite et du populisme. Et pourtant, comme le dit Thierry Keller, en (quasi) conclusion de son article (4), "Humanisme, laïcité, universalisme. Ce camp-là n'est pas si difficile à choisir, si? Vous verrez, on se sent mieux après".

(1) http://speech.konbini.com/news/dans-une-courte-tribune-guillaume-meurice-fait-passer-la-polemique-charlie-hebdoplenel-pour-du-pipi-de-chat/
(2) En enjoignant à Charlie Hebdo et à Mediapart de parler de la défiscalisation et de l'optimisation fiscale plutôt que de l'islamisme, Guillaume Meurice, toujours prompt à dénoncer la langue de bois des politiques, tombe dans le même piège, utilise les mêmes vieilles techniques de diversion: "vous ne parlez pas de ce qui intéresse les gens, de ce qui est important. Moi, je sais ce qui est important". En plus, ils en parlent tous les deux... Il ne semble pas se rendre compte que c'est la liberté d'expression, de critique qui est en jeu. Et donc la sienne. Il a perdu une occasion de se taire.
(3) http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2017/11/17/31003-20171117ARTFIG00116-l-impasse-de-la-gauche.php
(4) https://usbeketrica.com/article/charlie-il-n-y-a-plus-de-mais
(5) http://www.lalibre.be/debats/opinions/monsieur-edwy-plenel-ne-me-defendez-pas-opinion-5a130b7acd707514e8d68649


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