vendredi 5 janvier 2018

Propos d'un ringard

L'Education nationale française prévoit d'interdire les téléphones portables dans l'enceinte des écoles. Ne serait-ce pas là une attitude anti-moderne?, demandent certains (1).
Le téléphone portable participe à la déconcentration et à l'enfermement sur soi-même, répliquent d'autres. Les outils de communication n'aident pas toujours à communiquer. Il suffit d'observer tous ces gens seuls ou non, dans la rue, dans les transports en commun, dans les restaurants, au spectacle, qui ont le nez sur leur téléphone portable, coupés de leur monde immédiat (dans tous les sens du terme). Ils communiquent plus avec ceux qui sont ailleurs qu'avec ceux qui sont à côté ou en face d'eux.

Une étude nous apprend que 92% des 12-17 ans ont un téléphone portable. Ce qui est étonnant, c'est de constater que 8% n'en ont pas. Les parents veulent évidemment que leurs enfants soient plus concentrés mais la plupart d'entre eux leur donnent un téléphone portable, d'abord parce que les jeunes eux-mêmes le demandent, mais aussi pour savoir à tout moment où ils sont, comment ils vont, pour pouvoir les contrôler, pour se rassurer.
Un collège de Déols (530 élèves) en Indre a totalement interdit les portables depuis deux ans (2). Lors d'une rencontre inter-collèges, les enseignants s'étaient rendu compte que leurs élèves étaient "complètement insociables", incapables d'aller vers les autres, de jouer avec eux. Lors des récrés, chacun avait les yeux rivés sur son portable, les oreillettes rendant impossibles les conversations. Aujourd'hui, "les élèves se reparlent, constate le principal. Ils se disent et nous disent bonjour. C'est le retour des relations sociales." Un jeune de 13 ans s'en réjouit: n'ayant pas de téléphone, il se sentait bien seul.

Le journaliste français Guy Birenbaum vient de publier son "Petit manuel pour dresser son smartphone" (3). En 2014, il a fait une "dépression 2.0": il avait développé une addiction aux réseaux sociaux. "L'hyper présence sur les réseaux sociaux avec ses likes et ses retweets active le circuit de la dopamine. C'est un shoot. On est dans un processus d'addiction chimique", explique-t-il (4). Il envoyait alors une centaine de commentaires par jour, capable, reconnaît-il aujourd'hui, "d'une arrogance et d'une brutalité extrêmes". Il voit dans ces réseaux le "café du commerce mondial où on se parle derrière des écrans et devant des claviers", "un invraisemblable maelström dans lequel on ne peut être que pour ou contre". Il reconnaît avoir réagi des centaines de fois à des sujets auxquels il n'entendait strictement rien mais qu'il se faisait une obligation de commenter. "Les gens ne réfléchissent plus, ils twittent plus vite qu'ils respirent, ce sont les Lucky Luke de la pensée."
Aujourd'hui sorti de son addiction, Guy Birenbaum invite chacun à couper régulièrement son téléphone portable. Il effectue avec son chien une promenade quotidienne. Sans plus de téléphone que quand il est en vacances.
La direction de l'école de Déols, elle, a installé de nouvelles infrastructures sportives dans la cour de l'école et des bancs pour créer des espaces de rencontre. Et visiblement, ça marche.

Dans son dernier album, Bug, le dessinateur Enki Bilal imagine qu'en 2041 tous les outils numériques se crashent. "Bilal, écrit Télérama, ironise sur la dépendance des humains à la technologie, met en scène des ados suicidaires depuis qu'ils n'ont plus accès à leurs applications préférées, ou des milliardaires en bloquage lévitationnel au-dessus de la plèbe."
Un instant, on imagine ce qui arriverait alors à ce joueur de golf, qui essaie comme il peut d'être président de son pays, twitteur compulsif qui peut se contredire trois fois dans une journée sur le même sujet. Vivement le bug!

(1) Emission "28 minutes", Arte, un soir de décembre.
(2) "Sans portable, la nouvelle vie du collège de Déols", Bertrand Slézak, la Nouvelle République Indre, 14.12.2017.
(3) éditions Mazarine.
(4) Julien Proult, "Guy Birenbaum, ex-homme de réseaux", La Nouvelle République, 9.12.2017.
(5) Laurence Le Saux, "Enki Bilal - Il nous met chaos", Télérama, 13.12.2017.

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