mardi 13 février 2018

Ma terre dolorosa

On aimerait bien se sentir solidaire des agriculteurs qui ne parviennent plus à vivre de leur travail. Mais faut avouer qu'on a du mal... Quand donc l'agriculture parviendra-t-elle à sortir de l'impasse dans laquelle elle s'est elle-même enfermée? Celle qu'on appelle conventionnelle, c'est-à-dire la majeure partie du secteur agricole en Europe, est depuis longtemps devenue - et reste - une agriculture chimique.
ll y a quelques mois, on entendait nombre d'agriculteurs protester contre l'éventualité d'une interdiction par l'Union européenne du glyphosate. Sans ce poison, nous mourrons, laissaient entendre les addicts au glyphosate. Ils ont alors manifesté un peu partout en France contre l'interdiction qui en avait été annoncée par Nicolas Hulot. "On n'a aucune solution de rechange" pour détruire les herbes avant les semis et pour "avoir de meilleurs relevés de culture", affirmait un agriculteur de l'Indre (1).
Même si l'agriculture biologique s'en passe aisément. Comment faisaient les grands-parents des agriculteurs conventionnels? Comment produisaient-ils sans cette chimie dangereuse?
Car dangereuse elle l'est. Il y a quelques jours, en Région Centre - Val de Loire, un colloque avait pour thème "Produits phytosanitaires et santé des agriculteurs et salariés agricoles". Le vice-président de la Chambre régionale d'agriculture y rappelait la nécessité de se protéger lors des épandages: cabines fermées, combinaisons, masques, gants sont indispensables, même si certains imprudents s'en passent lors de fortes chaleurs ou parce qu'ils les gênent pour certaines manipulations. Voilà donc les agriculteurs forcés de s'habiller comme des travailleurs de centrale nucléaire pour enrichir la terre de ce qui apparaît clairement comme un poison. Mais le vice-président de la Chambre d'agriculture rassure: "il n'y a pas d'explosion de chiffres" des maladies professionnelles, en particulier la maladie de Parkinson et les lymphomes malins non hodgkiniens. "La population agricole n'est pas la plus touchée", assure-t-il (2). Et là, brusquement, on s'inquiète plus encore: peut-être les riverains de grandes parcelles agro-industrielles sont-ils plus touchés que les espèces de cosmonautes qui les gèrent.
Cette agriculture-là est devenue totalement folle. Elle ne remet aucunement en cause cette utilisation de la chimie, elle se contente de tenter de se protéger de ses effets néfastes. La FNSEA, le syndicat majoritaire et lui aussi conventionnel (entendez par là agro-industriel), pousse ses membres au suréquipement (et donc au surendettement), à la surproduction, à l'utilisation de pesticides, d'herbicides, de fongicides (il y a là quelque chose de profondément contradictoire: comment peut-on prétendre créer du vivant à partir du déversement de produits qui - par définition et par fonction - tuent?).
Entre 2009 et 2015, l'usage de produits phytosanitaires a encore progressé de 20% dans l'agriculture française (3).

"L'agriculture conventionnelle tue les sols, empoisonne les rivières et les hommes, détruit les écosystèmes et participe fortement au réchauffement climatique", écrit Vincent Lucchese dans Usbek &Rica (3), c'est ce qui ressort selon lui du documentaire d'Hélène Médigue On a 20 ans pour changer le monde (qui sortira en salles en avril).
Il y a urgence à changer le rapport de l'agriculteur à la terre, mais aussi les systèmes d'aide.
"On milite, explique Maxime de Rostolan (qui travaille sur des projets de transition agricole) pour que les agriculteurs soient rémunérés selon une compatibilité en triple capital: financier, humain et naturel. Il faut mettre en place des mesures permettant d'évaluer les services écosystémiques qu'ils rendent à la société. Si le travail de l'agriculteur permet d'entretenir les paysages, de filtrer l'eau, de préserver la biodiversité, je préfère qu'on leur verse directement de l'argent pour ces services rendus plutôt que de payer des impôts pour réparer les dégâts de l'agriculture conventionnelle."
Rostolan plaide pour que le métier d'agriculteur soit "désirable", pour revaloriser le métier dans les esprits, pour que des jeunes - en travaillant en polyculture, en local, en bio - se lancent dans ce secteur qui, d'ici 2025, verra partir à la retraite la moitié des agriculteurs.

L'agroécologie est-elle rentable? De toute façon, il y a urgence à changer radicalement d'approche.  "Déjà le conventionnel ne fonctionne pas. On nous demande de prouver que nous sommes rentables alors que le modèle dominant ne l'est pas... Il est subventionné à hauteur de 10 milliards d'euros par an. A l'inverse on sait que certains agriculteurs arrivent à sortir 2.000 euros de salaire par mois en agriculture bio, locale." (3)
"Je pense sincèrement que l'agriculture dite conventionnelle, c'est-à-dire chimique, est une parenthèse dans l'histoire", déclarait récemment Patrick Bouju, viticulteur auvergnat (4).

(1) La Nouvelle République - Indre, 19.9.2017.
(2) "Ce sont bien les agriculteurs qui sont en première ligne", la Nouvelle République - Indre, 13.2.2018.
(3) https://usbeketrica.com/article/maxime-de-rostolan-certains-agriculteurs-bio-sortent-2-000-euros-de-salaire-par-mois
(4) Télérama, 13.9.2017.


1 commentaire:

Grégoire a dit…

La grande majorité de ma belle-famille est dans l'agriculture conventionnelle, en France. L'un de ses membres a eu un cancer, disons, mal placé, mais cela n'a pas suffi à l'inciter à changer de type d'agriculture. Un autre a eu la même maladie. L'Insee a fait une étude en 2013 et a conclu que l’agriculture bio est moins productive mais davantage rémunératrice pour ses paysans que son homologue dite «conventionnelle» (http://www.liberation.fr/france/2017/12/07/selon-l-insee-le-bio-est-plus-rentable_1614911). Elle rapporte donc plus, fait vivre plus de monde, est meilleure pour la nature et pour la santé de ceux qui en vivent... Il n'y a aucune raison pour penser que les agriculteurs français soient moins intelligents que la moyenne du reste de la population française. Alors, pourquoi cette obstination à rester dans l'agriculture conventionnelle? Je m'empresserai donc de poser la question à l'un de mes cousins par alliance ou à un autre agriculteur qui ne passera pas trop loin de moi pourquoi il n'est pas encore passé au bio. Je trouve Patrick Bouju quand même fort optimiste, parce que cette parenthèse dure quand même depuis 70 ans, soit la fin de la seconde guerre mondiale sous la pression des USA qui ont imposé, par exemple, le soja aux pays qu'ils avaient libérés ("Après 1945, les Etats-Unis jouant de leur force économique et militaire en Europe, imposèrent à notre agriculture un modèle d’alimentation animale basée sur des cultures de climat chaud dont ils avaient le monopole commercial et qui ne sont pratiquement pas exploités en Europe. Aussi, les Etats-Unis laissèrent-ils l’Europe se couvrir de maïs, mais interdirent les protéagineux pouvant concurrencer le soja. Toute volonté de sortir de cette dépendance a fait depuis, aussitôt l’objet d’un rappel à l’ordre musclé", source : http://www.intelligenceverte.org/lupin.asp).