samedi 24 novembre 2018

La fin de l'insouciance

De quoi les Gilets jaunes sont-ils le signe?

D'une grogne, voire d'une colère, c'est sûr, de citoyens qui sont ou ont l'impression d'être abandonnés par celles et ceux qui les représentent. Grogne contre les taxes (sans qu'on sache très bien lesquelles: la CSG est citée, mais personne ne relève que la taxe d'habitation a été supprimée - ce qui est d'ailleurs une erreur pour les finances communales). Grogne contre le train de vie des élus, contre le coût de la vie, contre la limitation à 80 km/h, contre les contrôles de vitesse, contre un président qui favorise les riches et les puissants et a supprimé l'impôt sur les grandes fortunes. Grogne, d'abord et avant tout, contre le prix d'un carburant vu comme indispensable aux déplacements quotidiens alors que les avions ou les bateaux de croisière ne sont pas taxés. 
On peut comprendre la colère des petits, des obscurs, des sans-grade à l'heure où on apprend qu'un grand patron qui gagne 16 millions d'euros par an fraude le fisc. Et quand on sait que les plus riches produisent une quantité de gaz à effet de serre inversement proportionnelle à leur nombre. Mais c'est une grogne informe qui semble l'emporter: un Gilet jaune affirme se battre pour l'avenir de ses enfants. Et de critiquer en vrac "les assurances, les mutuelles, le contrôle technique défavorable aux anciennes voitures". On s'interroge: comment voit-il l'avenir de ses enfants? Le voit-il sécurisant avec des véhicules dangereux et polluants? Un autre affirme: "on n'est pas des pollueurs, enfin pas plus que les autres" (1). Et c'est bien là le problème: on est tous responsables, donc personne ne l'est. Surtout ne changeons rien tant que rien ne change.

Les Gilets jaunes sont le signe d'une défiance exacerbée entre électeurs et élus, d'une remise en question de la démocratie représentative élective. Mais combien de citoyens seraient prêts à prendre leurs responsabilités, à siéger dans des assemblées, à lire des rapports, à écouter les autres, à aller sur le terrain, à négocier, à prendre des décisions qui ne feront jamais l'(impossible) unanimité? On repense à cette maire d'un petit village, vilipendée par un de ses concitoyens: "vous êtes tous pareils, vous ne pensez qu'à vous en mettre plein les poches!". Elle lui avait répondu que si c'était le cas, elle aurait choisi une autre occupation que la fonction de maire et avait invité cet électeur à se présenter aux prochaines élections pour la remplacer. Il avait refusé en riant: "Si c'est pour avoir toutes les emmerdes que vous avez!".

Ils sont le signe de la fin d'une époque. Celle où on consommait joyeusement, où on se déplaçait quand et comme on le voulait. C'est-à-dire tout le temps et en voiture individuelle. La première crise pétrolière, il y a quarante-cinq ans, nous avait alertés en son temps. Mais la vie a repris son cours. Nous avons à tout prix (c'est le cas de le dire) voulu qu'elle soit insouciante et légère. Et voilà que la fin annoncée et indispensable de la société carbonée la plombe, nous obligeant à imaginer que nous devrions changer nos modes de vie. Le prix à payer devient trop lourd, mais nous ne pouvons l'accepter (2).

Le signe aussi d'une époque qui a perdu le sens de la nuance, celle de l'analyse, du respect, de l'assertivité. C'est celle d'Internet. Une époque où tous les excès sont permis, où chacun, sur ces réseaux dits sociaux, flingue ceux qui ne pensent pas comme lui, sur la Toile comme aujourd'hui dans la rue. Où chacun est convaincu d'avoir raison, défendant d'abord ses intérêts propres bien avant ceux du collectif. Les bloquages de routes ont révélé l'humain sous toutes ses facettes: solidarité parfois, mais aussi, trop souvent, agressions racistes et homophobes ou encore délations vis-à-vis de migrants.
C'est l'époque de chaînes de télévision bas de gamme qui ont érigé l'affrontement, le simplisme, la dichotomie et la vulgarité au rang de valeurs. Mais aussi celle où des leaders politiques appellent à "pourrir la vie" de journalistes. Avec pour conséquence des tentatives de lynchage de certains d'entre eux. C'est une époque qui sent l'égout.

Le signe que ceux qui veulent devenir califes à la place du calife sont prêts à tout pour ce faire: ainsi Marine Sainte-Nitouche et Jean-Luc MélenChe qui passent l'essentiel de leur temps à jeter de l'huile sur un feu qui n'en a pas besoin. Sans apporter de réponse aux questions que pose la grogne. Parce que cette époque est aussi celle d'un manque de politiques visionnaires, d'un manque de la part de tous les gouvernements qui se sont succédé en France d'un vrai projet de transition énergétique et de mobilité. Comment croire qu'elle puisse exister quand on voit, exemples parmi tant d'autres, des gares fermer leurs portes, des arrêts de train supprimés et de nouveaux projets autoroutiers?

Le signe d'une résistance au changement en cette époque de grands bouleversements. Ce n'est que le début des grands changements qu'induit déjà le dérèglement climatique. Sécheresse, inondations, incendies, modification des productions alimentaires vont se multiplier. Notre mode de vie est suicidaire, mais rien ne change - ou si peu - dans nos pratiques socio-économico-politiques.
Il y a quelques jours, dans L'Emission politique (France 2), un gilet jaune a demandé à Nicolas Hulot de "revenir à la réalité". Mais la réalité est là: celle d'une terre qui meurt.
Et pourtant, tout le monde (ou presque) veut continuer à prendre sa voiture, les entreprises à occuper des terres agricoles, les agriculteurs à utiliser des pesticides, les gouvernements à fermer des gares et des services publics de proximité, à relancer la croissance et à choyer les multinationales qui évitent l'impôt.

Les Gilets jaunes devraient être le signe du début d'une nouvelle ère. Le réchauffement climatique, ses conséquences innombrables et souvent traumatisantes et ses perspectives angoissantes nous emmènent vers une société nouvelle qui implique l'abandon de ce confort aussi sécurisant pour nous que destructeur pour les générations qui nous suivent. Il est temps de (ré)concilier, comme le dit Nicolas Hulot, écologie et social, de repenser la démocratie, de mettre fin à la notion de classe politique, d'amener chaque citoyen à prendre ses responsabilités dans la réflexion et ensuite la décision et la construction. Et pas seulement dans une grogne destructrice, dans une insurrection populaire ou populiste. Il est temps de penser loin, il est temps d'agir maintenant.

(1) Personnellement, je n'ai pas l'habitude, quand je suis fâché, de brûler des pneus ou de mettre le feu à une cabane de chantier
(2) Tels ces motards venus ce samedi faire hurler leurs moteurs en Limousin ou dans le Vaucluse pour protester contre le prix des carburants. Comprenne qui peut.

2 commentaires:

Grégoire a dit…

"Ventre affamé n'a point d'oreille", écrivait de la Fontaine. A l'occasion d'un reportage, sur une chaîne privée française, concernant les voitures qui ne sont plus en état de circuler mais qui circulent quand même, car elles sont trafiquées, une conductrice d'une bonne trentaine d'années, les larmes aux yeux, faisait part de son désarroi face au retrait de la circulation de son véhicule. Elle avait économisé pendant plus de quatre ans pour se le payer, et avait un salaire de 1.260 euros par mois (coût du véhicule : 4.500 euros). Elle travaillait pour la petite enfance, mais j'ai oublié à quel poste. Pour elle, et comment l'en blâmer, même si on peut s'en désoler, l'urgence c'est avoir encore de quoi manger et se chauffer jusqu'à la fin du mois; un combat quotidien, comme tant d'autres. La classe moyenne fait partie des "espèces" en voie d'extinction, et elle le sait. Elle fait le même constat que Figaro "Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête..." : les efforts sont toujours pour les mêmes, et les risques disproportionnés. Mais cette fois, la classe moyenne ne veut plus "périr encore", pour continuer la citation de Beaumarchais. Dans l'ancien régime, on pouvait vivre toute sa vie sans sortir de son village, et le train de vie des dominants était probablement assez discret. De nos jours, un clic de souris ou allumer sa tv suffisent pour découvrir des trains de vie indécents et immoraux. Henry Ford (créateur de la marque de voitures) partait du principe qu'il devait payer suffisamment ses ouvriers pour que ceux-ci puissent acheter les voitures qu'ils produisaient. La voiture, justement..., il a suffi garagiste véreux de rembourser intégralement la jeune femme (évoquée plus haut) de l'achat de son véhicule vérolé pour être dispensé de poursuites judiciaires (pour une voiture qui aurait pu entraîner la mort de la conductrice et de ceux qui l'accompagnaient). En caméra cachée, celui-ci n'a pas hésité un instant, face à sa cliente, accompagnée de son père. Cette anecdote est le reflet de cette époque, où ceux qui ont les moyens financiers échappent à presque tout, voilà sans doute le ressentiment d'injustice qui motivent les gilets jaunes. Quant à la planète, je ne vois qu'une seule solution : diminuer progressivement la population mondiale. On aura beau trouver des solutions pour produire des énergies renouvelables de manière écologique, en supposant que le progrès soit continu, si la population augmente plus vite, se poseront aussi le problème de la nourriture, celui du logement, etc. Il y a certainement, aux fonds de tiroirs, des solutions écologiques à l'énergie, mais qui nuiraient à tant d'intérêts financiers. On me traitera sûrement de complotiste, mais je serais tenté de croire qu'un médicament qui soigne est plus rentable qu'un médicament qui guérit...

Grégoire a dit…

J'allais oublier... Une petite bonne nouvelle au milieu d'un océan de pessimisme : après huit ans de détention, la chrétienne pakistanaise accusée de blasphème, Asia Bibi, est sortie de prison dans la nuit du 7 au 8 novembre. Sa famille l'a rejointe dans un lieu tenu secret par le gouvernement pakistanais pour des raisons de sécurité, avant un possible départ vers l’Europe. Son avocat a quitté Karachi le 3 novembre pour La Haye, aux Pays Bas pour continuer la bataille judiciaire et... rester en vie.