vendredi 3 février 2023

Savonarole, le retour

Dans quels temps obscurs (et stupides) sommes-nous tombés pour que l'art soit l'objet d'autant d'attaques ? Des activistes pour le climat s'en prennent à des tableaux dans les musées plutôt qu'aux bagnoles, aux avions ou aux pesticides. D'autres, au nom de leur morale, veulent faire interdire des œuvres, empêcher des artistes de s'exprimer, parce qu'ils ne pensent pas comme eux. Comme si ces flics de la pensée, ces censeurs, ces inquisiteurs ne comprenaient pas la différence qui existe entre expression artistique et réalité. Invitons les à regarder le tableau Ceci n'est pas une pipe  de René Magritte. C'est un tableau, une représentation d'une pipe, mais pas une pipe, on ne peut la tenir en main, la bourrer de tabac, l'allumer, ni la fumer.  Représenter, c'est mettre à distance et ainsi permettre de réfléchir.
Une rétrospective de l’artiste américain Philip Guston (1913-1980) a été reportée de 2020 à 2022 par trois musées américains et par la Tate Modern de Londres, explique Le Monde (1), parce que certaines toiles représentant le Ku Klux Klan, quoique dénonçant le suprémacisme blanc, pourraient heurter les Noirs. "Guston est blanc et le public ne fait plus la différence entre montrer, adhérer ou dénoncer. Ces deux années ont surtout permis de « reprofiler » une exposition dont la première étape, à Boston fin 2022, a vu cinq toiles sur le KKK retirées sur les quinze prévues."
Il y a surtout dans cette attitude des musées à la fois une peur des activistes et un mépris pour le public considéré comme incapable de comprendre, de prendre une distance.

Lors de sa séance de vœux récemment, la Ministre française de la Culture, Rima Abdul Malak, a annoncé qu'elle entend « lutter contre les assignations identitaires et la cancel culture ». "Elle redoute, écrit Le Monde (1), de voir la France prendre le chemin américain de la censure de livres, films, tableaux. Par l’extrême gauche dans le champ intellectuel au nom des minorités ; par l’extrême droite politique, au nom de la majorité blanche. Elle est sur la ligne du philosophe Ruwen Ogien, distinguant l’offense du préjudice : un créateur peut offenser mais ne pas nuire. En Amérique du Nord, offenser est devenu blasphème. Les conséquences sont vertigineuses."

Pour certains activistes identitaires, seul un homosexuel devrait pouvoir jouer un rôle d'homo dans un film ou un spectacle, idem pour les non-binaires, les minorisés, les racisés ou tous ceux et toutes celles qui se sentant différents se sentent aussi ostracisés. Ce qui a amené Tom Hanks, oscarisé pour son rôle d’homosexuel atteint du sida dans Philadelphia (en 1993), à déclarer qu'aujourd’hui il refuserait le rôle, parlant de « l’inauthenticité d’un hétéro jouant un gay ». L’acteur français Vincent Dedienne fait justement remarquer que si Tom Hanks n’est pas gay, Denzel Washington, son avocat dans le film, n’est pas avocat dans la vie. Et il ajoute : « Il fait sale temps pour les acteurs. » (1)
En Belgique, au printemps dernier, la journaliste Safia Kessas a dû être mise sous protection policière. Son crime : avoir interviewé Angela Davis alors qu'elle n'est pas noire. Elle est pourtant, rappelle Marianne (2), "une intellectuelle engagée sur les questions coloniales et qui se définit comme intersectionnelle". Le communiqué des plaignants est un salmigondis de reproches ostracisants de la part des ostracisés. Angela Davis a affirmé n’être nullement opposée au choix de Safia Kessas comme interlocutrice, qu'il s'agit là d'une « mauvaise question », que le « focus sur les identités » entraîne des raccourcis et elle a estimé que la « cancel culture » est  « perturbante ».
Faudrait-il donc être femme pour interviewer une femme ? Islamiste pour interviewer un islamiste ? Homme pour jouer un homme ? Pédophile pour jouer un pédophile ? Con pour jouer un con ? La bêtise atteint des sommets et elle est effrayante. Chacun dans sa niche ou pire dans sa cage.  

L’Observatoire français de la liberté de création déplore une « vague inédite de déprogrammations dans tous les champs de l’art et de la culture ». Selon l’Observatoire, on assiste à une confusion des rôles : il revient aux programmateurs de montrer des œuvres et de créer le débat si elles sont problématiques, mais c'est au juge de les interdire ou non au nom de la loi. "Marqué à gauche, indique Le Monde (1), cet observatoire déplore que « d’autres types de censure » voient le jour, encouragés par des groupes antiracistes ou féministes."
Récemment, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême a déprogrammé une exposition consacrée à Bastien Vivès accusé de faire dans ses livres l'apologie de la pédopornographie. Le dessinateur Enki Bilal condamne (3) "les grosses conneries qu’il (Vivès) a proférées sur les réseaux sociaux quand il était plus jeune", mais défend le droit à la provocation. "Si on veut faire de la provoc, on doit pouvoir le faire. Dans l’art, c’est même souhaitable. Mais il faut rester dans le domaine du fantasme, du décalage du réel. Il faut faire preuve, même dans les plus grands délires, d’une certaine nuance – mot qui semble avoir perdu tout son sens dans le monde binaire d’aujourd’hui. Le déferlement de haine sur les réseaux sociaux le prouve, avec la désagréable impression que le wokisme – ce maccarthysme à l’envers – y prend sa part. Que cette idéologie provienne de la gauche est atterrant."

Avec une quarantaine d'autres personnalités du monde de la culture, Enki Bilal a signé une tribune s'alarmant d’« un climat de peur menaçant la liberté de création » (4). Ils rappellent " qu’interroger ou contester le travail d’un auteur est légitime, mais que le bâillonner ne l’est pas. Comment un artiste pourrait-il encore prendre des risques, interroger sa part d’ombre (et la nôtre), chercher à bousculer, à remuer les passions humaines, à questionner notre condition commune – parfois sombre – en se demandant, à chacune de ses productions, si son prochain habit ne sera pas fait de goudron et de plumes ? Aucun auteur ne peut créer en tremblant." Si ce sont les censeurs qui décident ce qui est publiable ou exposable, "quel sens aura encore l’activité artistique ? Qu’est-ce donc que cela, si ce n’est la réintroduction, par une fraction de la société, d’un délit d’outrage aux bonnes mœurs qui avait valu à Flaubert d’être poursuivi en 1857, car l’art, disait-on, devait poursuivre un but moral et contribuer à  épurer les mœurs".
"Autour de nous, écrivent-ils encore, beaucoup sont tétanisés par le climat ambiant mais peu osent parler, ayant légitimement peur pour leur carrière et leur réputation. Quand une société en arrive là, elle est au bord de l’obscurantisme."

Un des slogans de mai 68 était "Il est interdit d'interdire". C'était il y a 55 ans. Une éternité. Depuis, nous sommes devenus timorés. Il y a treize ans, le livret de Stéphane Hessel Indignez-vous ! connaissait un succès enthousiasmant. Aujourd'hui, certains prennent l'injonction au pied de la lettre, s'enflammant à la moindre contrariété, au moindre propos contraire à leur vision non pas du monde mais d'eux-mêmes ; ils mènent une chasse en meute, sans prendre le temps de s'informer, de débattre, de réfléchir. Haro sur qui ne pense pas comme moi (qui ne pense pas).

Nous vivons une époque de censure dans laquelle bien des gens, particulièrement des jeunes, en sont venus à estimer qu'il faut limiter la liberté d'expression. L'idée selon laquelle heurter les sentiments d'autrui, offenser leur sensibilité, c'est aller trop loin est aujourd'hui largement répandue, et lorsque j'entends de braves gens tenir de tels propos, je me dis que la vision religieuse du monde est en train de renaître dans le monde laïque, que le vieux dispositif religieux de blasphème, d'inquisition, d'anathémisation, et tout le reste, pourrait bien être en train de faire son retour. 
Je peux affirmer, et je le fais volontiers, qu'une société ouverte doit autoriser l'expression d'opinions que certains de ses membres peuvent trouver désagréables, sinon, nous acceptons de censurer les opinions qui dérangent, nous nous retrouvons confrontés à la question de savoir qui doit détenir le pouvoir de censure. 
Quis custodiet ipsos custodes ?, comme on disait en latin. Qui nous protègera de nos gardiens? 
Salman Rushdie, "L'instinct de liberté" (5)

(2) https://www.marianne.net/societe/trop-blanche-pour-interviewer-angela-davis-une-journaliste-belge-sous-protection-policiere
(3) https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/01/26/enki-bilal-dessinateur-c-est-une-dictature-en-marche-je-serai-toujours-du-cote-des-artistes_6159344_3246.html
(4) https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/01/affaire-bastien-vives-interroger-ou-contester-le-travail-d-un-auteur-est-legitime-le-baillonner-ne-l-est-pas_6160127_3232.html
(5) in "Langages de vérité", Actes Sud, 2022.

3 commentaires:

Didier L. a dit…

Tout ce la donne des perspectives de carrière aux tueurs en série qui seront bientôt les seuls à pouvoir jouer des tueurs en série dans les films sur les tueurs en série. Ils devraient aussi être les seuls à pouvoir écrire les scénarios qui les concernent car après qui peut le mieux décrire le plaisir qu'il y a à tuer en série qu'un tueur en série expérimenté ?
Par ailleurs je cherche une tibétaine lesbienne non genrée unijambiste pour traduire de la poésie écrite par une tibétaine lesbienne non genrée unijambiste. Difficile !

Didier L. a dit…

Par ailleurs je ne verserai pas de larmes sur le sort de Vives qui est publié et archi-publié. Qu'il haïsse les féministes au point de faire un album pornographique, "la décharge mentale", en réponse à "la charge mentale" de la bédeiste Emma, ça me semble d'un lourd ! Et la banalisation de la pédopornographie, ce n'est pas terrible non plus.
D'où cette question : suffit-il de se dire artiste pour avoir un droit automatique à la publication, aux expositions rétrospectives et aux grands prix ? Et sinon c'est de la censure ? Pourquoi les "écrivains" refusés par Gallimard ne feraient-ils pas une association pour engager une procédure collective pour cancelisation abusive ?

Michel GUILBERT a dit…

J'avoue que je ne connais pas du tout Vivès, je n'en avais jamais entendu parler.
Comme Bilal, je pense - et je l'ai souvent écrit ici - que la nuance en tous domaines (et on dépasse là ce cas-ci) fait de plus en plus défaut dans les positions des uns et des autres. Le clash fait le buzz...