mardi 14 février 2012

Blood, sweat and tears

Les Grecs ne s'énervent pas, ils sont fâchés. Et on les comprend: leur gouvernement a, notamment, décidé de diminuer de 22% le salaire minimum. Un jeune vendeur à Athènes gagne 500 euros à temps plein. S'il faut trouver plus d'argent, faut-il inévitablement s'en prendre aux plus démunis? Ne faudrait-il pas plutôt diminuer de 22%, de 42% ou même de 62 ou 82% les salaires maxima? On ne sait combien gagnent les patrons grecs, les hauts fonctionnaires, les gros actionnaires, on ne sait quel est le pourcentage d'impôts payés par les entreprises grecques, mais on se doute qu'il y a dans ces poches-là des opportunités qu'il conviendrait de saisir.
Oncle Bernard (1) rappelle qu'en France le PDG de Renault, Carlos Ghosn, "se pavane avec ses 9 millions d'euros de salaire par an pour raconter qu'il faut délocaliser et fabriquer hors de France".
En Belgique, on apprend que le futur ex-directeur d'Intradel (intercommunale de gestion des déchets en région liégeoise) continuera à assurer, quatre demi-journées par semaine, une mission de consultance pour son ancien employeur. Qui lui paiera, pour ce faire, un peu plus de 8500 euros bruts par mois (2). Qui, suppose-t-on, s'ajouteront à sa pension de retraite que l'on ne parvient pas à imaginer comme une pension de survie.
Le groupe pétrolier Total a vu ses bénéfices progresser de 16% en 2011. Pour atteindre le joli niveau de 12,27 milliards d'euros. L'ex-ministre français de l'Industrie, Christian Estrosi (UMP) qui n'a pas le profil d'un gauchiste, regrette que Total "ne paie en France que 2,5% d'impôts sur les sociétés", quand des PME "paient plus de 30% d'impôts sur leur bénéfice" (3). Mais le patron de Total, Christophe de Margerie, trouve que "les profits, c'est super!" (4).
En Belgique, le PTB n'arrête pas de dénoncer, preuves à l'appui, l'absence d'impôt (ou leur insignifiance) payé par de grands groupes industriels, grâce notamment aux intérêts notionnels. Même la CREG (la Commission de Régulation de l'Electricité et du Gaz) s'étonne que le secteur nucléaire ne paie une rente que de 250 millions d'euros.
L'Union européenne impose l'équilibre financier à ses Etats membres. Elle a pourtant en main une série de clés qui éviteraient à ces mêmes Etats de saigner leurs populations les plus faibles et de désinvestir des services publics. Il suffirait que l'Union européenne décide de mettre fin à l'existence de paradis fiscaux en son propre sein. En 2008, les Etats - les européens, comme les autres - ont couru au secours des banques sans exiger de contre-partie. "Les banques étaient à genoux, ils (les Etats) auraient pu tout exiger d'elles", estime le député euro-vert Pascal Canfin (5), "qu'elles sortent des paradis fiscaux, etc. Ils n'ont rien fait parce que Monaco est un paradis fiscal adossé à la France; le Lichtenstein à l'Allemagne; l'Etat du Delaware aux Etats-Unis; Macao à la Chine...". Il constate qu'aujourd'hui "des banques françaises vendent des CDS (6), donc de la protection, sur le risque de faillite de la France, qui entraînerait leur propre faillite, puisqu'ils détiennent massivement des obligations d'Etat! C'est délirant. Mais, en attendant, ils récupèrent du cash... des profits, des bonus." Le fondateur de Finance Watch appelle la France (ndlr: et pourquoi pas? l'ensemble des pays de l'Union européenne) à prendre la même mesure que les Etats-Unis: désormais toute banque dans le monde qui ouvrira un compte à un citoyen américain devra le signaler à l'administration fiscale américaine qui pourra alors taxer cet argent au même taux qu'il le serait aux Etats-Unis. "Le manque à gagner de l'Etat français, évalué par la Cour des Comptes, lié à l'évasion de l'argent dans les paradis fiscaux, est de trente milliards d'euros, soit plus de quarante fois la fraude aux allocations familiales", rappelle Pascal Canfin.
En Belgique, le gouvernement se préparerait à une nouvelle D.L.U., une déclaration libératoire unique, appellation pudique pour "amnistie fiscale". La première, vers 2003-2004, était déjà unique. Deux fois unique, ça commence à faire beaucoup.
Et le tout ensemble, ça commence à faire trop.
Résumons-nous: pour certains, la vie est faite de sang, de sueur et de larmes. Pour d'autres, elle est faites de cadeaux, de champagne et de mépris. Et certains de s'étonner, la main sur le cœur, de la violence de la réaction de la rue. Qui sont les pires casseurs? Ceux qui expriment leur colère en mettant le feu aux symboles du capitalisme (et aussi, c'est nettement plus stupide et totalement improductif, à des bâtiments du patrimoine) ou ceux qui cassent les modèles sociaux et, du haut de leur suffisance et de leur aveuglement, n'ont plus aucun respect pour ceux qu'ils "laissent pour compte"?

(1) Charlie Hebdo, 1er février 2012
(2) Le Vif, 10 février
(3) LLB, 11 février
(4) LLB, 19 janvier 2012
(5) Télérama, 25 janvier 2012
(6) les cds: des produits financiers toxiques qui permettent de spéculer contre les Etats, des contrats d'assurance sur des actions ou des obligations, pour se prémunir des risques d'impayés. On peut s'assurer contre le risque de faillite d'un Etat alors qu'on n'en détient aucune obligation (contrat dit "à nu").
A lire: Pascal Canfin, "Ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire" (éd. Les Petits Matins)

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