vendredi 13 février 2015

D'autres voix, d'autres voies

A quelque chose malheur est bon, dit le proverbe. On peut l'espérer. Les massacres perpétrés, en France, en Irak, au Nigéria et dans tant d'autres pays, au nom d'Allah ou de son prophète, suscitent de plus en plus de réactions d'intellectuels du monde musulman invitant celui-ci à une auto-critique et une solide et énergique remise en question.

L'imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, estime qu'il faut "adapter l'islam à la mentalité française (1). C'est lui qui, à la sortie du dernier numéro de Charlie Hebdo, rappelait que "c'est grâce à la liberté que les musulmans peuvent s'exprimer et pratiquer" (2).

Apparaît, à travers une utilisation violente de l'islam, "la grande misère des magistères musulmans contemporains, écrit Rachid Benzine (3), qu'il s'agisse de l'islam qui s'est implanté ces cinquante dernières années en Europe occidentale à la faveur des mouvements migratoires, ou de l'islam qui domine de nos jours dans la majorité des pays musulmans, et surtout dans le monde arabe". Il estime que le Coran n'a jamais été autant brandi et instrumentalisé, mais, dit-il "jamais il n'a été à ce point méconnu et malmené par ceux-là mêmes qui ont la bouche pleine de ses versets mais qui cherchent surtout à imposer leurs propres vues, à réparer leurs frustrations, à exercer leur haine au nom de Dieu".


Il faut lire le Coran avec un regard actualisé, affirme Mohd Asim (4): "alors que d'autres religions ont connu assez tôt leurs mouvements de réforme et leurs grands rénovateurs, l'islam est resté une religion du VIIe siècle". Un texte n'est qu'un texte, dit-il, tout dépend de l'interprétation qu'on en fait: "le texte a été écrit dans un contexte, dans une époque. Quand ce contexte change, la lecture et l'interprétation que nous en faisons doivent faire de même." Or, on assiste, selon lui, à "une stagnation obscurantiste au centre de l'islam (c'est-à-dire dans le monde arabe) qui bloque la circulation vitale vers le cœur".


Il nous faut notre Vatican II, lui répond en écho Slim Laghmani (5): "si aujourd'hui on confond l'islam, au nom duquel les pires horreurs sont commises, et l'islamisme, qui les glorifie, c'est parce que rien ne les distingue dans leur compréhension du texte. Ils adoptent les mêmes paradigmes, les mêmes méthodes, les mêmes techniques d'interprétation. Ce qui les distingue, ce n'est pas leur compréhension du texte, mais les décisions politiques relatives aux attitudes à adopter. Un immense travail reste à faire, ce qui est de notre responsabilité." Il constate que, hélas, ceux qui s'y sont aventurés ont été ou ignorés ou exécutés. "Tant qu'on ne le fera pas (ce travail), il sera difficile de convaincre, autrement qu'en recourant à des arguments d'autorité, que l'islamisme est une interprétation maladive de l'islam."

"Les musulmans ne peuvent plus nier que le terrorisme a quelque chose à voir avec leur islam, affirme la sociologue allemande Necla Kelek (6). L'islamologue tunisien Abdelwahab Meddeb, qui s'est éteint voilà quelques semaines, écrivait: La question de la violence de l'islam est une vraie question. Les musulmans doivent admettre que c'est un fait, dans le texte comme dans l'histoire telle qu'ils la représentent eux-mêmes. Nous avons affaire à un prophète qui a tué et qui a appelé à tuer. Aux musulmans d'organiser le débat comme ils le souhaitent. C'est en affrontant leurs pratiques qu'ils seront respectés en Europe, dit-elle. "Les musulmans organisés veulent que leurs conceptions religieuses, comme le port du voile, le sacrifice du mouton ou les fêtes religieuses soient reconnues comme des droits. Mais le débat restera obsolète tant qu'il n'abordera pas les questions de laïcité, d'égalité entre hommes et femmes et de responsabilité individuelle."

Il ne faut surtout pas plier face à ceux qui, au nom de leur religion, veulent imposer leur terreur, affirme Ayaan Hirsi Ali (7). "Nous devons reconnaître que les islamistes d'aujourd'hui sont animés par une idéologie politique, qui est inscrite dans les textes fondamentaux de l'islam. Nous ne pouvons plus faire comme s'il était possible d'établir une distinction entre les actes et les idéaux qui inspirent ces actes." (...) "Plus nous répondrons à leurs demandes, plus nous nous autocensurerons. Plus nous adopterons une approche conciliatrice, plus l'ennemi sera insolent. Il n'y a qu'une réponse possible à cet attentat djihadiste écœurant contre l'équipe de Charlie Hebdo. Les médias et dirigeants occidentaux ont l'obligation de défendre les droits les plus élémentaires de la liberté d'expression, sous une forme satirique ou autre. L'Occident ne doit plus faire de concessions, ne doit plus être contraint au silence. Nous devons émettre un message unanime aux terroristes: votre violence ne peut pas détruire notre âme."

Le professeur de philosophie Sofiane Zitouni a salué le dessin de Luz en une du dernier Charlie (8): "le prophète de l'islam, Mohamed, pleure avec nous toutes les victimes de la barbarie et de l'ignorance, et demande à Allah le pardon pour les nombreuses brebis égarées se réclamant de sa religion alors qu'elles n'ont toujours pas compris l'essentiel de son message". 

Le philosophe Abdennour Bidar dénonce "la sous-culture de l'islam". Avec cet acte de barbarie (les massacres des 7, 8 et 9 janvier), on a, dit-il (9), "l'occasion de ce que Pierre Rabhi appelle une insurrection des consciences: on ne peut plus laisser passer, il faut intensifier le combat. Contre le défaitisme, le renoncement aux valeurs de la République, de l'humanité, des droits de l'homme. Contre l'idée aussi que derrière chaque musulman il y aurait un terroriste en puissance, que par essence l'islam serait une religion violente. Contre enfin, dans le monde musulman, la sous-culture de l'islam, qui donne le bâton pour se faire battre et alimenter ce type de préjugés...". A ceux, musulmans ou non, qui pensent qu'on ne peut rire de tout et qu'il faut respecter le sacré il répond: "le rire, nous a appris Bergson, est une catégorie de l'esprit critique! Il en va non seulement de la liberté humaine, mais de la puissance de l'affirmation de l'être humain face à ce qui le tétanise, le sacré et la mort. Soit nous choisissons une transcendance qui nous écrase et ne nous laisse d'autre attitude possible que la prosternation et la soumission, et là, on arrête de rire. Soit on affirme que la liberté humaine est à la hauteur de cette transcendance, on la regarde dans les yeux, et on rit. Ce qui est en jeu, c'est bien le choix qu'on fait de notre humanité. Si l'on considère, après Pascal, que l'homme n'est pas seulement faible et misérable, mais qu'il y a aussi en lui quelque chose de l'infini, on n'a pas à se laisser impressionner par ce qui nous dépasse. Le sacré est à notre démesure. Les dieux sont à notre démesure. Donc, Charlie, qui les contestait, avait une fonction métaphysique".

(1) Revue de presse, France Inter, 13 février 2015, 8h30.
(2) www.sudouest.fr/2015/01/13/l-imam-de-bordeaux-sur-les-caricatures-tout-le-monde-a-le-droit-de-s-exprimer-1795577-681.php
(3) Auteur de Les nouveaux penseurs de l'islam (Albin Michel), "L'après-"Charlie": le salut par l'Histoire?", La Libre Belgique, 4 février 2014.
(4) "Une religion prisonnière de son passé", NDTV (New Delhi, 12 janvier 2015), in Le Courrier international, 29 janvier 2015.
(5) "Il nous faut notre Vatican II", Leaders (Tunis, 12 janvier 2015), in Le Courrier international, 29 janvier 2015.
(6) "Allemagne, année zéro", Die Welt (Berlin, 23 janvier 2015), in Le Courrier international, 29 janvier 2015.
(7) "C'est l'islam qui est coupable", De Volkskrant (Amsterdam, 9 janvier 2014), in Le Courrier international, 29 janvier 2015.
(8) www.liberation.fr/societe/2015/01/14/aujourd-hui-le-prophete-est-aussi-charlie_1180802
(9) "Pour une réforme de l'islam", Télérama, 21 janvier 2015.

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