mardi 6 octobre 2015

La Pravda si je mens

Je l'ai écrit ici plus d'une fois - en particulier suite aux réactions à mon billet "Ma vie (de Belge) en pays grognon (la France)" qu'avait publié rue89 (1) - Internet offre le meilleur et le pire. L'information et la désinformation, le partage et le rejet, l'ouverture et l'abjection. La violence et la bêtise de certains "commentateurs" m'avait choqué. Mais je suis bien conscient que ce que j'ai reçu personnellement n'est rien à côté de ce que d'autres sont amenés à lire quotidiennement.
Le journaliste de Libération Jean Quatremer a été, comme plusieurs de ses collègues, l'objet de quasi appels à lynchage, de la part de la "gauchosphère" et de la "fachosphère" (2). Des victimes parmi tant d'autres de ceux que le philosophe Marcel Gauchet appelle les "twitteux en folie" et les "internautes déchaînés".
"Notre faute?, écrit Jean Quatremer. Ne pas être béat d'admiration devant Syriza (...), montrer une réalité grecque un peu plus complexe que celle que s'imaginent des gens qui plaquent sur un pays qu'ils ne connaissent pas leurs a priori idéologiques". Le grand tort de ces journalistes est en fait de faire leur métier, de donner et rappeler des faits et de les analyser, de contextualiser, de nuancer. Quatremer dénonce une "violence hystérique", une "volonté d'interdire le débat, en opposition frontale avec les valeurs démocratiques". Comme si chacun avait raison sans devoir argumenter, au-delà de tout raisonnement, comme si seules l'émotion et la passion étaient justes, comme s'il n'y avait qu'une vérité: leur conviction. Que vaut l'opinion d'un citoyen lambda (qui le plus souvent reste courageusement anonyme) face aux explications ou aux analyses d'un scientifique, d'un juriste, d'un journaliste, d'un politique, d'un historien? "Tout le monde a le sentiment d'être sur un pied d'égalité, ce qui n'est évidemment pas le cas", estime Jean Quatremer.
Internet favoriserait-il la suffisance, la conviction qu'on est seul à avoir raison et que les autres sont au mieux des ignares ou des cons, au pire des vendus? Marcel Gauchet pense que "l'heure de la revanche du café du commerce a sonné" et dénonce "l'irruption de la culture du ressentiment et de la haine qui fleurit dans l'univers numérique".
Dans le dernier numéro de Charlie Hebdo (3), le journaliste Philippe Lançon (survivant du massacre de Charlie) raconte les suites du débat qu'il a eu sur France Culture avec Florence Aubenas et Alain Finkielkraut à l'invitation de celui-ci. Leur échange qui avait pour pour but de raconter la France fut, dit Philippe Lançon, respectueux, courtois, avec des touches d'humour. "Dans les jours qui ont suivi, écrit-il, nous avons reçu ou lu des réactions, venues par mail ou circulant sur les prétendus réseaux sociaux, stupéfiantes par ce qu'elles révélaient de violence, de manque de nuances et d'équilibre. Les uns traitaient Finkielkraut de réac obtus et identitaire, les autres Florence et/ou moi de bobos ravis de la crèche, voire de communistes. Or rien de cela ne correspondait au ton de l'émission ni aux propos échangés." Philippe Lançon dit qu'il a appelé ces réseaux asociaux, "tant la brutale couardise et le parfum d'anonymat dénonciateur qui s'en dégageait m'ont d'emblée hérissé. Leur fonction ne me semblait pas être de créer du lien, fichue expression, mais de permetre à des esprits solitaires, abandonnés, souvent maladifs, d'exprimer leur rancœur, leur désarroi, leur haine, à propos de tout de n'importe quoi. (...) Je pense aujourd'hui que, loin d'être asociaux, ces réseaux sont en effet horriblement sociaux: ils font la morale et ils ne font que ça. C'est le Jugement dernier sur tout, sur tous, toujours recommencé, toujours jetable, instantané comme le potage, vivant d'être menacé par sa date de péremption."
On se le demande: combien parmi ces imprécateurs sont Charlie? Que retirent-ils des émissions de France Culture, s'ils ne savent qu'aboyer? Quelle capacité ont-ils à écouter, à comprendre? Résumons-nous: l'homme reste un mystère. 

(1)voir sur ce blog "Nausée", 8 janvier 2014.
(2) http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2015/07/22/de-lhysterisation-du-debat-lheure-numerique/
(3) "La France en transe", Charlie Hebdo, 30 septembre 2015.

3 commentaires:

Grégoire a dit…

Une explication qui en vaut une autre : si on considère le dédain avec lequel le gouvernement français a jadis considéré le résultat d'un référendum sur un traité européen (il a considéré que le peuple avait mal voté), pour ne citer que cet exemple, ou, allez, un autre exemple, considérer, comme Michel Onfray, que le gouvernement français actuel est officiellement de gauche alors qu'il a été élu ou "choisi" comme tel et qu'en réalité il se comporte comme un gouvernement de droite, eh bien, pourquoi s'étonner que le peuple dans sa définition la plus floue et la plus large finisse par exprimer tout et n'importe quoi, puisque, finalement, son avis n'a pas beaucoup d'importance...

Michel GUILBERT a dit…

D'accord, mais pourquoi est-ce devenu, pour tant de gens, si normal de s'exprimer avec haine, violence et bêtise? Pourquoi tant de gens n'ont-ils plus aucun sens de l'assertivité, cette capacité à dire ce qu'on pense clairement, voire fermement, mais en respectant l'autre? Pourquoi faudrait-il systématiquement hurler plutôt que parler?

gabrielle a dit…

"Pourquoi est-il si normal pour tant de gens de s'exprimer avec haine, violence, bêtise?"
Bonne question. Peut-être:
- parce que les parents les ont "élevés" comme cela?
- parce qu'exister pour eux, c'est gueuler, agresser, éructer, lyncher?
- parce qu'ils n'ont rien à dire, mais veulent quand même s'exprimer?
- parce qu'ils confondent critique et esprit critique?
- parce que le système scolaire privilégie la compétition sur l'esprit d'analyse?
- parce qu'ils sont entourés de médias qui leur proposent des programmes "caniveau"?
- parce les gens pondérés, calmes et respectueux sont une espèce en voie de disparition?
:-)