mardi 13 octobre 2015

L'éternité pour projet

Allez savoir pourquoi, l'Homme n'aime pas mourir. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, il a tenté de fuir la mort. Avec un succès très relatif. Il va même jusqu'à espérer devenir immortel. C'est pourquoi il a longtemps fait confiance aux religions qui lui garantissent une vie après la vie. Une vie encore meilleure. Surtout pour ceux qui vivent mal. La perspective de l'immortalité en est plus séduisante encore. Mais aujourd'hui l'Homme a tendance à délaisser les religions et leurs belles histoires. Il a plus foi en la science. L'espérance de vie augmente et certains nous promettent, un jour pas si lointain, grâce à un renouvellement des cellules, l'immortalité. Autrement dit, l'éternité qui, comme le disait très justement Woody Allen, est très longue, surtout vers la fin.
Dans son roman "Les Intermittences de la mort", José Saramago imagine que, dans un pays non nommé, la mort cesse d'agir. Et c'est la catastrophe: les hôpitaux ne savent plus que faire des malades, les entreprises de pompes funèbres et les compagnies d'assurance font faillite. Les représentants des religions sont catastrophés: "Les religions, toutes autant qu'elles sont et quel que soit l'angle sous lequel on les regarde, ont la mort pour unique justification de leur existence, elles ont besoin de la mort comme la bouche du pain. Les délégués des religions ne se donnèrent pas la peine de protester. Au contraire, l'un d'eux, représentant renommé du secteur catholique, déclara, Vous avez raison, monsieur le philosophe, c'est exactement pour cela que nous existons, pour que les gens passent toute leur vie pris dans l'étau de la peur et pour que, leur heure venue, ils accueillent la mort comme une libération, Le paradis, Paradis ou enfer, ou rien du tout, ce qui se passe après la mort nous importe bien moins qu'on ne le croit généralement, la religion, monsieur le philosophe est une affaire terrestre, elle n'a rien à voir avec le ciel." (1)
Projetons-nous dans l'immortalité. La question se pose: que faire d'une vie éternelle? Quels projets de vie développer? Quel plan de carrière? Comment occuper ce temps infini sans se voir obligé de regarder en boucle les plus stupides séries télévisées? "Est-ce qu'on peut vivre plus de cent ans en parlant une seule langue?, se demande l'artiste marocain Mounir Fatmi (2). En se mariant une seule fois? En passant toutes ses années dans son petit village? En votant Front national par peur qu'une famille d'étrangers vienne chambouler notre petit ordre établi?".
Aujourd'hui, certains politiques affirment que si on vit plus longtemps il faut travailler plus longtemps. Si on vit éternellement, faudra-t-il travailler éternellement? L'homme éternel serait l'esclave de sa condition. S'il n'y a plus de fin à la vie, il faudrait oublier toute pension de retraite, toute assurance maladie-invalidité. On assisterait à une immense explosion de la démographie, à une crise du logement sans précédent, à une surconsomation d'énergie, d'eau, de nourriture, à une surproduction de gaz à effet de serre et de pollution. Les guerres pour l'eau, pour l'espace, pour l'alimentation se multipliraient. On voit par là que l'immortalité de l'Homme signerait la fin de l'Humanité.

(1) José Saramago, "Les Intermittences de la mort", Points 2089, 2008.
(2) Ariel Kyrou et mounir fatmi, "Ceci n'est pas un blasphème - la trahison des images, des caricatures de Mahomet à l'hypercapitalisme", Dernière Marge, 2015.

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