samedi 12 mai 2018

Ceux qui rêvent en noir et blanc

L'Homme est sans limites. Il est capable d'imaginer des robots qui seront plus intelligents que lui. Pourront-ils être plus bêtes? C'est qu'en ce domaine les capacités humaines sont visiblement infinies. Voilà qu'on apprend (via Caroline Fourest) (1) qu'un blanc qui porterait des dreadlocks serait coupable d'appropriation culturelle. Que le chanteur Bruno Mars (qui n'est à première vue pas vraiment blanc, mais qu'importe?) serait coupable de s'approprier la musique noire en jouant du funk et donc de piller la culture noire. Que la pratique du yoga serait une forme de spoliation culturelle.
Peut-on encore, si on n'est pas Brésilien, danser la samba (pire: en jouer)? Peut-on si on n'est pas Japonais pratiquer le judo? Peut-on cuisiner la bouillabaise si on n'est pas Marseillais? Peut-on manger des pâtes sans être Italien? Mais les Italiens eux-mêmes peuvent-ils s'en déclarer les inventeurs quand on sait que c'est Marco Polo qui aurait importé dans son pays le goût des pâtes qu'il aurait découvertes en Chine.
Belge, j'habite en Berry depuis cinq ans. Ai-je le droit de danser la bourrée berrichonne ou dois-je me contenter de la regarder danser par de "vrais" Berrichons? Dois-je manger des moules et des frites et boire de la bière, moi qui n'ai pour seule religion que le vin?

Ces accusations d'appropriation culturelle tournent au terrorisme intellectuel. Chacun voit n'importe où les références qu'il veut voir. Une marque de vêtements a été accusée de copier sur des chaussettes des motifs xhosas (Afrique du Sud) (1). Je ne connais pas grand-chose en couture ou en tricot, mais il m'avait semblé que c'est ce qu'on appelle du jacquard, du nom d'un tisserand français de la fin du XVIIIe siècle. S'est-il inspiré de motifs xhosas (qui effectivement épousent aussi des formes de losanges)? On a du mal à le croire. Mais la marque de vêtements, face à l'agression, a retiré ses chaussettes.
Ces procès publics sont non seulement stupides mais aussi racistes. C'est la loi du chacun ses références, chacun sa culture, chacun ses pratiques. C'est le refus de l'échange, du partage, du métissage, Ce qui se termine inévitablement par le chacun chez soi, le refus des migrations. C'est le nationalisme le plus bête et le plus obtus. C'est l'impasse totale. Le cul-de-sac.
Je me souviens - c'était il y a près de trente ans - que mon fils aîné avait appris à l'école primaire du village que les Blancs vivent en Europe et en Amérique du Nord, les Noirs en Afrique, etc. Nous avions essayé d'apporter "quelques" nuances à cette information. Aujourd'hui, faudrait-il, si on suit la logique imbécile des identitaires, que ce soit le cas? Que l'Europe soit blanche? Que l'Afrique soit noire? Que l'Amérique soit quoi? Ces logiques sont absurdes et dangereuses. Elles s'opposent à l'universalité. Nous appartenons au monde et inversement. Et il est diversifié, qu'on le veuille ou non.
Le metteur en scène Wajdi Mouawad, à la journaliste qui lui demande comment il parvient, par exemple dans son spectacle Tous les oiseaux, à incarner deux points de vue différents, celui des Juifs et celui des Arabes, répond: "Je ne pense jamais que je ne suis pas comme l'autre. Il faut se montrer mesuré quand on déclare je suis ceci ou cela, sinon c'est dangereux, on peut le payer cher" (2).

Gaston Kelman, dans "Je suis noir et je n'aime pas le manioc" (3) rappelle que la culture, c'est hic et nunc. Il n'y a aucun sens à vouloir se réfugier dans une culture illusoire.
« Permettez-moi de vous dire qu’il n’existe pas de culture africaine. La similitude entre un cadre de Douala, de Bamako ou de Dakar, diplômé, urbain, et un agriculteur du Sahel ou de la forêt équatoriale, analphabète, rural, est la même que celle qui existe entre un cadre suédois ou un golden boy de Manhattan ou de la City et un agriculteur moustachu du sud de la Turquie, un pêcheur de la Tchétchénie ou un Gitan de Bulgarie.
La culture est un élément social et non ethnique, même si l’ethnie sert souvent d’espace social d’enracinement à un modèle culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et presque exclusivement en milieu traditionnel rural. Dans tous les cas, la culture reste un élément spatial et temporel. C’est la capacité de s’adapter à son milieu et à son temps. Moi, le Francilien, ce qui me relie culturellement à mon cousin qui n’est jamais parti du village d’origine de mes parents (espaces décalés), ou à celui qui vivait dans ce même village il y a un siècle (temps décalés), est certainement plus mince que ce qui me relie à un Blanc de la région parisienne (espace commun) aujourd’hui (temps commun), ayant les mêmes caractéristiques sociologiques que moi. (…)
Mes origines reposent sagement dans mon patrimoine ; mon quotidien, c’est la culture au sein de laquelle je vis. (…) La culture c’est hic et nunc, ici et maintenant. Elle est donc intimement liée aux notions d’espace et de temps. »

La vie n'est que mouvements, mélanges, métissages, emprunts. La culture aussi. Ou alors elle est mortifère.
Je viens de découvrir Monmon, le magnifique album de Danyel Waro, chanteur réunionnais qui s'exprime en créole. Lisant la traduction de ses très beaux textes, on y voit combien cette langue et ce pays sont traversés - comme tant de langues, tant de cultures - d'influences et d'apports divers. Ici, de Madagascar, de France, d'Inde, d'Afrique, d'ailleurs non identifiés. 
Les obsédés de l'identité (comme si elle était unique et figée) voudraient nous imposer un monde triste, replié sur lui-même, en noir (pour les uns) et blanc (pour les autres). Toutes les couleurs sont dans la nature. Et dans la culture. Leurs imprécations n'y pourront rien.

Toutes les couleurs, même le blanc. Quoi qu'en pense Rokhaya Diallo qui trouve les pansements racistes: "la compresse située au centre de ces pansements est blanche", a-t-elle déclaré (apparemment sans second degré). "Elle suggère donc, écrit l'hebdomadaire Marianne, le recours au sparadrap marron, afin de ne pas laisser percer la couleur honnie de la compresse maléfique, emblême d'un néocolonialisme sanitaire qui se manifeste aussi par la couleur des dents" (4). Et le magazine de se demander s'il faudrait changer la couleur naturelle du coton et de la neige. Et celle du lait? Faudra-t-il le boire avec du chocolat ou du café pour ne pas apparaître comme un colon?

Le combat contre le racisme et pour l'universalisme est suffisamment important pour ne pas se laisser alourdir par ces délires qu'aucun robot ne sera capable d'imaginer. Ceci est donc un hommage à l'Homme et à ses capacités tant (trop) humaines. 

(1) http://laicite-republique.org/c-fourest-le-delire-de-l-appropriation-culturelle-marianne-4-mai-18.html
(2) Télérama, 4.4.2018.
(3) éd. Max Milo, 2003.
(4) "Elle a osé le dire - Sus au blanc", Marianne, 11 mai 2018.

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