mercredi 29 janvier 2020

Saint-Peuple

La défaite de la Liga, le parti de Salvini, en Emilie-Romagne dimanche dernier, est réjouissante. Sa victoire aurait été une mauvaise nouvelle pour la démocratie italienne et, au-delà, européenne, et, bien plus, aurait démontré l'impasse de cette dernière. La région Emilie-Romagne est une des plus prospères d'Italie avec un des taux de chômage parmi les plus bas. Les succès populistes se nourrissent de situations - ou de sentiments - d'abandon et de bouleversements subis. La mobilisation des Sardines qui se sont constituées pour faire barrage à l'extrême droite est sans doute pour beaucoup dans la défaite de cette dernière. Une partie du peuple lui a clairement dit non.

Le populisme, comme son nom l'indique, entend incarner le peuple. Mais qui constitue ce peuple présenté comme uniforme et monolithique? Les ouvriers (de moins en moins nombreux)? Les agriculteurs (qui ne représentent plus qu'un faible pourcentage de la population)? Les employés? Les fonctionnaires? Les retraités? Qui peut imaginer que les membres de toutes ces catégories sociales vivraient tous les mêmes problèmes, auraient tous les mêmes attentes, le même projet de société? Et qui peut prétendre que les membres des professions libérales, les entrepreneurs, les artistes, les enseignants, les élus politiques n'appartiendraient pas au peuple?
Les leaders populistes se présentent comme ceux qui ils savent ce qu'est le peuple, ce que veut le peuple, puisqu'ils sont le peuple.
Déjà, Napoléon III l'était. "L'empereur n'est pas un homme, c'est un peuple", écrivait Arthur de la Guéronnière, théoricien du second Empire. (1)

Aujourd'hui, le populisme est une espèce de bric-à-brac qui rassemble, comme l'écrit Marion Rousset  dans Télérama (2), "des nostalgiques du fascisme, des héritiers du marxisme, des descendants des droites nationalistes, des admirateurs des Lumières". Et qui s'incarne dans des personnalités aussi diverses que Salvini, Erdogan, Le Pen, Trump, Mélenchon, Orban, Iglesias, Chavez, Grillo ou Tsipras.

Dans deux jours, la Grande-Bretagne va quitter l'Union européenne, guidée par le gouvernement du peuple qu'a constitué Boris Johnson. En 2017, la fille à papa Le Pen avait mené sa campagne "Au nom du peuple". Avoir été rejetée par 66% du peuple ne l'empêche pas de continuer à affirmer qu'elle en est l'incarnation. "Nous sommes le peuple", affirme le président turc Erdogan. Ce nous, c'est lui.

L'homme ou la femme providentiel-le fusionne avec son peuple, sans avoir besoin de corps intermédiaires. Seules des assemblées constituantes, émanations de son cher peuple, ont le droit d'exister pour tracer les voies qui seront suivies sous la conduite du meneur du peuple. Etrangement (on l'a vu ces derniers temps en Amérique du Sud ou en Afrique), ce dernier est capable de modifier lui-même les règles adoptées par référendum si elles lui interdisent de se succéder à lui-même. C'est que, pour les populistes, il arrive que le peuple se trompe. Surtout quand il n'immortalise pas celui qui l'incarne.

En Grande-Bretagne, certains craignent que les hauts-fonctionnaires soient si pas limogés, du moins ignorés, parce qu'ils empêcheraient les gouvernements de prendre les décisions les plus favorables au bien-être du peuple.
Napoléon III s'était débarrassé des corps intermédiaires, il allait visiter en personne les quartiers pauvres, les fermes, les usines, les hôpitaux; il recevait lui-même des délégations d'ouvriers et de paysans. Dans le même temps, il supprimait les partis politiques et mettait la presse sous tutelle, sous prétexte qu'elle était incapable de témoigner de la volonté du peuple. 
"Le populisme de la France Insoumise est en train de tourner au bonapartisme", affirme Federico Tarragoni (2). Le sociologue (3) estime que quand, Mélenchon, s'opposant à une perquisition de ses locaux par l'Office central de lutte contre la corruption, a présenté sa personne comme sacrée, clamant "la République, c'est moi" et "c'est une attaque contre moi et donc contre la France", a révélé "une forme aiguë de personnalisation du pouvoir. Il a révélé sa propre vision du rôle du leader en politique". Federico Tarragoni constate encore que le parti espagnol Podemos a dérivé lui aussi vers une personnalisation du pouvoir: "sa démocratie interne s'affaiblit de jour en jour". Si son programme a été écrit par des cercles de débat réunissant les militants, le parti fonctionne aujourd'hui de manière centralisée, avec un leader qu'on ne peut contester. "C'est dire que face à l'épreuve du réel, écrit Marion Rousset, le populisme a bien du mal à ne pas perdre son âme émancipatrice. Dès lors que l'idée se cristallise dans un chef, rien ne va plus."

Les populistes aiment les référendums: ils donnent la parole à ce brave peuple qui peut alors témoigner du bon sens qui est le sien en répondant de manière on ne peut plus simpl(ist)e à une question complexe. "En accroissant l'intervention directe des citoyens, l'usage du référendum conduit à réduire et à dévaloriser le pouvoir législatif, estime l'historien Pierre Rosanvallon (4). Il contribue du même coup mécaniquement à renforcer le rôle de l'exécutif et à mettre en place un régime paradoxalement hyperprésidentiel. (...) Les populismes contemporains ont manifesté leur attirance pour cette conception immédiate de la démocratie. On peut à l'inverse estimer  que c'est dans l'extension des pratiques délibératives que doit surtout résider son renouvellement." L'invocation mystique du peuple ne suffit pas, selon lui, à construire une société démocratique. Pis, conclut Marion Rousset, "se draper dans la prétention à incarner le Bien peut déboucher sur son contraire".

Résumons-nous: le peuple, cette entité floue, ferait bien d'être extrêmement méfiant vis-à-vis de tous ceux qui affirment parler en son nom.

(1) cité par Pierre Ronsanvallon.
(2) Marion Rousset, "Le populisme cache son je", Télérama, 15.1.2020.
(3) auteur de "L'Esprit démocratique du populisme", éd. La découverte.
(4) auteur de "Le Siècle du populisme - Histoire, théorie, critique", éd. du Seuil.

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