mercredi 7 mars 2012

Travailler, plus ou moins

Dieu avait dit à Adam: "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front". Et Adam lui avait dit "oui, chef! Bien, chef!" et il s'était aussitôt mis à travailler d'arrache-pied. Nous sommes tous les enfants d'Adam.

Le temps de travail est l'un des points en débat dans la campagne présidentielle française. La droite voudrait mettre fin aux 35 heures et augmenter le nombre d'heures de travail. Une partie de la gauche envisage de diminuer le temps de travail actuel. Tout en plaidant pour que chacun ait droit à un contrat à durée indéterminée et à temps plein, grâce à un partage des heures de travail. Le temps plein le serait donc plus ou moins, selon les programmes de partis.

Longtemps, les puissants ont fait en sorte que les moins nantis soient vaguement satisfaits de leur sort. En tout cas, qu'ils n'aient pas de trop de temps et d'énergie pour s'en plaindre, qu'ils se tiennent cois. L'homme est digne dans le travail. C'est par lui qu'il existe. Marx disait que la religion est l'opium du peuple. La retraite l'est aussi. Si on en bave aujourd'hui, c'est pour mieux se reposer demain. Abrutissez-vous, c'est pour votre bien. Demain, à l'âge de la retraite, vous connaitrez la liberté. On ne compte plus le nombre d'hommes qui développent une maladie grave ou meurent brutalement dès qu'ils ont enfin cessé de travailler.

Oncle Bernard (1) fait remarquer qu'il est faux d'affirmer que l'Allemagne, qu'on nous présente comme LE modèle économique, ne connaît pas les 35 heures. Elles ne sont pas appliquées dans tout le pays, mais sont négociées dans les accords de branche. Il rappelle que Volkswagen, en grande difficulté en 1997, a négocié les 35 heures et a redressé la barre tout en créant des emplois et en rachetant Audi. "Elle en crée encore en 2012, pendant que Renault délocalise", constate-t-il. "Renault, ajoute-t-il, est un échec dû à un PDG surpayé, VW est un succès. Les salariés français ont travaillé 1469 heures en 2009, contre 1309 en Allemagne. Le coût du travail est le même en France qu'en Allemagne, même s'il a augmenté depuis dix ans, c'est vrai, alors qu'il stagnait en Allemagne. Cherchez l'erreur", dit-il.

Aujourd'hui, nous vivons dans un monde où "le surplus", la surconsommation, le gaspillage sont devenus la norme. On pourrait produire moins et donc travailler moins. Déjà en 1932, dans "Eloge de l'oisiveté", Bertrand Russell écrivait que "si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage (en supposant qu'on ait recours à un minimum d'organisation rationnelle). Cette idée choque les nantis, dit-il, parce qu'ils sont convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de loisir". Plus loin, il affirmait que "comme il n'existe pas de contrôle central de la production, nous produisons énormément de choses dont nous n'avons pas besoin. Nous maintenons une forte proportion de la main d'oeuvre en chômage parce que nous pouvons nous passer d'elle en surchargeant de travail ceux qui restent" (2).

Dans le livre "Travailler deux heures par jour", publié en 1977 aux éditions du Seuil par le collectif Adret, Charly, qui travaillait dans une usine de chaussures, explique qu'en raison de la crise le temps de travail a été, durant plus d'un an, diminué de 48 heures à 40, puis à 32 heures par semaine. On réapprenait à vivre, témoigne-t-il. Le retour aux quarante heures, à l'inverse, est un vrai retour en arrière. A tous points de vue: "simplement, un jour de plus, passer de 32 heures à 40, eh bien, c'est frappant le nombre de gus pour qui ça a été vraiment catastrophique: le dernier matin de la semaine, les retards étaient très nombreux, alors qu'un an auparavant, les gars faisaient encore un jour de plus. Là, les maladies ont refleuri, il y a eu un taux d'absentéisme très important, la direction s'est d'ailleurs plainte de la "mauvaise attitude" des gars. Quand on est revenu à 40 heures, tout ce qui avait eu tendance à disparaître est réapparu: l'agressivité par exemple, un jour de travail en plus, ça fait de l'effet".

Aujourd'hui, un peu partout en Europe, ce n'est même plus "travailler plus pour gagner plus", comme le voulait Sarkozy, c'est "travailler plus longtemps pour gagner moins". Un peu partout, l'âge de la retraite recule, les salaires diminuent (-22% pour le salaire minimal en Grèce). Mais la plupart des travailleurs n'ont aucune envie de travailler plus et plus longtemps. Passé 55 ans, beaucoup d'entre eux ont envie de lever le pied, de travailler moins, même s'ils n'ont pas de Rolex. Dans "Travailler deux heures par jour", Claudie explique que son père "a travaillé comme un fou", puis a été malade et est mort au bout de huit jours. "Quand j'en parlais avec mon père, de ce problème de travail, et que je lui demandais de lire ou de réfléchir, il me disait mais je n'ai pas le temps ou bien je suis trop fatigué". Elle dit aussi qu'elle était mal vue au bureau: "j'inquiète: j'ai l'air de dire que vivre pourrait être un plaisir".
On voit par là qu'il faut que le travail ait du sens et nous laisse du temps pour vivre. Sinon, comme l'écrit Raoul Vaneigem, "le travail a été ce que l'homme a trouvé de mieux pour ne rien faire de sa vie" (3).
Travailler moins, c'est se garder du temps pour vivre autre chose, en sortant d'un rapport productiviste au temps. "Le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, écrivait Bertrand Russell (2), de la lassitude et de la dyspepsie. Il y a aura assez de travail à accomplir pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l'épuisement. Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1% qui consacreront leur temps libre à des activités d'intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis par de vieux pontifes."
On peut rêver: peut-être aussi qu'alors les travailleurs, ouverts à d'autres activités, créatives et critiques, n'allumeront plus leurs postes de télé pour suivre des chaînes qui n'ont pour ambition que de rendre leurs cerveaux disponibles à une publicité qui les pousse à consommer plus. Et donc à gagner plus. Et donc à travailler plus.

(1) Charlie Hebdo, 1er février 2012
(2) Bertrand Russell, "Eloge de l'oisiveté", éditions Allia - voir le remarquable spectacle au même titre de Dominique Rongvaux
(3) Raoul Vaneigem, "Nous qui désirons sans fin", Le Cherche-Midi éditeur, 1996

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