jeudi 27 janvier 2011

Portrait de la bêtise humaine

"Qui s'étonne encore de la haine à laquelle doivent faire face les immigrés?", demandait en 1985 le journaliste allemand Günter Wallraff. (1) Il s'était alors mis, deux ans durant, dans la peau d'un travailleur turc, effectuant les pires tâches, encaissant insultes et agressions. Elles venaient de partout: alors que le patron d'un bistrot où il voulait - comme tout le monde - boire un verre - le protège d'un fou furieux, "voici qu'entre en scène un type qui se révélera être un ponte de la municipalité; pendant tout l'esclandre, il est demeuré paisiblement assis à sa table, comme plongé dans ses réflexions. A peine les choses se sont-elles calmées qu'il tire un couteau de sa poche et l'enfonce dans le comptoir. Puis il explose: Veux-tu bien foutre le camp, espèce de Turc de merde!".

A 68 ans, vingt-cinq ans après avoir été une "Tête de Turc", Günter Wallraff a remis le couvert. Parcourant, pendant un an, l'Allemagne de long en large, dans la peau d'un noir cette fois (2). Une perruque et de la peinture noire l'ont transformé en Kwami le Somalien et ont suffi pour dévoiler - une fois encore - le racisme quotidien de nombre de ses compatriotes. "La couleur de peau est déterminante", a-t-il vite constaté. Noir, on l'évite, on le raille, on le rabaisse, on l'injurie, on le menace, on le jette.

La propriétaire d'un appartement que voudrait louer Kwani, après l'avoir poliment éconduit, dit au comparse allemand (qu'elle ne sait pas équipé d'une caméra cachée): "c'est pas du racisme, mais ça ne cadre pas. Je préfère encore que ça reste vide, plutôt que de louer à un noir". Nous sommes en 2010 et plus avant la décolonisation, mais ils sont bien nombreux ceux qui ne savent pas qu'on a changé de siècle. "Il ne nous inspire pas", dira un autre blanc. "Seul, il n'est pas dangereux, mais dieu sait combien ils sont."
Sa présence dans une barque parmi d'autres touristes indispose ses voisins. Visiblement leur après-midi est gâchée par sa présence. Dans un parc, c'est un couple de personnes âgées qui quitte ostensiblement le banc sur lequel vient de s'asseoir Kwami.
"On ne veut pas d'Africains ici, ils ne pensent qu'à faire la fête", disent des campeurs, ignorant visiblement que les Allemands n'ont pas bonne réputation dans les campings, à cause d'un goût parfois immodéré pour... la fête. "Si tu acceptes des gitans, on fait nos valises", ont dit des campeurs au gérant qui prévient Kwami: "ils ne vont peut-être pas vous accepter; ils vont vous éviter, c'est petit ici." L'adjectif est approprié: c'est petit, c'est mesquin, c'est peureux. Ce sont des gens enfermés en eux-mêmes, qui vivent dans l'ignorance, dans la peur de l'autre. Des handicapés sociaux.
La caméra cachée les montrent tels qu'ils ne s'imaginent pas. L'apparence noire de cet homme entraîne de facto son rejet. Ils sont à cent lieues d'imaginer combien ils sont ridicules, combien ils apparaissent à la fois effrayés et effrayants. Combien leur réalité est triste et... sombre.

Kwami veut s'inscrire dans un club canin pour faire dresser son chien, il pourra ainsi se protéger des agressions des skins, dit-il. Mais c'est cher, le prévient le gérant: 250 € d'inscription et 500 € d'abonnement annuel. Pour la jeune fille blanche qui se présentera plus tard, les tarifs ont brusquement chuté: 60 et 65 €. Cherchez la cause.
Avec un autre Allemand d'origine africaine, Kwami se rend à l'administration. Tous deux voudraient connaître les conditions à remplir pour obtenir un permis de chasse. Les fonctionnaires refusent de répondre à leurs questions, les menacent d'appeler la police et... les chassent. Visiblement, ils ont un permis. Eux.

On lui refuse une fois, deux fois, trois fois, l'entrée dans une discothèque. Il faut une carte de membre, lui dit le vigile. Et il ne pourra l'avoir qu'en revenant la semaine prochaine. Quel jour?, demande-t-il. La semaine prochaine.
Dans un café, on le raille, on l'insulte, on le provoque. "Regarde moi ça: un nègre!", dit un client. Des consommateurs protègent heureusement Kwami de son agressivité et de sa volonté d'en découdre.
Parfois (rarement hélas), les dialogues sont drôles. Chez lui à Cologne, dans un café, il trinque avec un homme. "Je ne le connais pas", dit celui-ci à la femme avec laquelle il est attablé. "Moi non plus, tu ne me connais pas", lui répond-elle. Elle est blanche, faut-il le préciser.

Les matchs de foot rassemblent les individus les plus ouvertement agressifs. La bière qu'ils ont tous à la main ou à la bouche n'a visiblement pas les capacités de les rendre plus intelligents. Les plus calmes l'ignorent, ne répondent pas à ses questions. Les autres l'empêchent de passer, l'injurient, le menacent. "Je suis blanc, je suis grand, je suis ton maître", lui dit un jeune, incapable d'imaginer que, ce faisant, il exprime combien il est petit et grotesque. Il faudra l'intervention d'une policière dans le train pour éviter l'agression physique. "Je m'attendais à chaque instant à ce qu'ils me tombent dessus, dira lors du débat Günter Wallraff. Je n'ai jamais ressenti autant d'estime pour la police. Elle joue vraiment un rôle protecteur."

Un patron toutefois est prêt à l'engager pour un contrat de trois mois si ses papiers sont en règle. Wallraff expliquera lors du débat qu'il a eu droit parfois à des attitudes amicales ou bienveillantes. Parfois. Le plus souvent, c'était de l'ignorance ou de l'agressivité.
Une jeune Allemande d'origine africaine témoigne: "il y a beaucoup de sous-entendus, de moqueries, surtout de la part des vieux". On se moque de ses cheveux: "ça a brûlé", dit-on autour d'elle. Elle rêve de rentrer dans son pays d'origine.

Mais au fond qu'est-ce qu'être noir? C'est simple, "c'est ne pas être blanc", explique au cours du débat l'ancien footballeur Lilian Thuram. Son fils, alors qu'il avait six ans, considérait qu'il n'était pas noir, mais beige sans doute ou café au lait ou que sais-je. Et ses copains n'étaient pas blancs, mais roses, expliquait-il à son père. "Le racisme, c'est une construction intellectuelle, l'expression d'un complexe de supériorité", dit Thuram. Un complexe qui témoigne évidemment d'une faiblesse intellectuelle totale et d'un manque de culture affligeant. "Vingt-cinq pour cent des Allemands se déclarent ouvertement racistes, mais beaucoup plus sont des racistes latents, estime Wallraff qui l'a constaté de près. "On n'est jugé qu'en fonction de sa couleur de peau", dit-il. On ne l'est pas en fonction de son intelligence, de ses compétences, de ses valeurs.
Où sont - en Allemagne, mais aussi sans doute en Belgique, en France, en Italie...- les valeurs de respect, d'ouverture, de tolérance? Il faut travailler sur l'éducation, disent Wallraff et Thuram. Ils ont raison. A la sortie de "Tête de Turc", tout le monde s'accordait à dire qu'il fallait travailler sur l'éducation. C'était en 1985.

Günter Wallraff témoigne de cette expérience dans l'ouvrage "Parmi les perdants du meilleur des mondes", mais aussi de son expérience de SDF, d'ouvrier, de patron, etc. (La Découverte, 2010).

(1) "Tête de Turc", La Découverte, 1985
(2) documentaire "Noir sur blanc - Voyage en Allemagne" de Pagonis Pagonakis et Suzanne Jäger (2009), diffusé sur Arte ce mardi 25

1 commentaire:

gabrielle a dit…

Il y a en effet du travail à effectuer en matière d'éducation.
La séquence (furtive) où l'on aperçoit dans la file des supporters beaufs un garçon d'une douzaine d'années lançant un regard haineux et méprisant à Kwami/Walraff est assez éloquente.
Oui, ce reportage qui présente des scènes insupportables pourrait malheureusement se passer ailleurs qu'en Germanie, dans n'importe quel pays d'Europe.
Il suffit de voir les réactions ici quand un simple centre pour demandeurs d'asile va s'implanter dans une commune...