lundi 18 mars 2013

Vomir, dit-elle

Internet est un immense Café du Commerce. Sur les forums des sites d'information, sur les blogs, dans les chats, tout le monde a son mot à dire. Mais c'est le Café du Commerce un jour de carnaval. La toute grande majorité des personnes qui s'y expriment le font masquées. Et cet anonymat ne sert pas le débat. Les propos, parce qu'ils sont anonymes sans doute, sont le plus souvent assez insignifiants, renforcent les lieux communs et les clichés, ne sont pas argumentés. Quand ils ne sont pas agressifs ou grossiers. Internet sert de caisse de résonance aux grincheux, aux râleurs et à ceux qui ont tout compris mieux que les autres. Tous courageusement anonymes. Il y a bien longtemps que j'ai cessé de lire, par exemple, les commentaires postés à la suite des articles du Soir sur son site, tant ils sont le plus souvent affligeants de vacuité. Voire, osons le mot, d'imbécilité. Les lire ne serait que perte de temps et désespérance par rapport à l'humanité. Heureusement, pourrait-on dire, on ne trouve là que "le moins pire". Le pire a été effacé.
Pour éviter les dérives diffamatoires, haineuses, racistes, antisémites, xénophobes, pédophiles (et on oublie ou ignore sûrement), de nombreux sites d'information ont confié la régulation de leurs commentaires à des sociétés qui en ont fait leur boulot: nettoyer les écuries d'Augias, c'est-à-dire évacuer des forums les propos orduriers. Un travail de tout instant, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. "Les internautes arrivent à être idiots sur à peu près n'importe quel sujet", estime une modératrice de la société Concileo (1). Elle constate que les intervenants ne se lisent pas entre eux, qu'on n'est pas dans le débat avec ce qu'il implique d'échanges d'arguments. On est dans l'attaque frontale, dans la virulence, dans le débordement. La boue submergerait Internet sans l'intervention des régulateurs. Mais à quel prix? Les modérateurs souffrent d'une maladie professionnelle: la déprime face à la bêtise et la méchanceté quotidiennement exprimées. Ils en meurent parfois: "en Norvège, un modérateur s'est fait tuer", rappelle l'un d'eux (1). 

L'heure est à l'excès, les vannes sont largement ouvertes, tout est permis. Insultons-nous, Folleville!  L'homme (ou la femme) peut se lâcher, il ou elle a le droit d'avoir raison, contre la terre entière. "Je suis atterrée par le déferlement de haine à l'encontre des personnalités publiques sur les réseaux sociaux, et j'en ai moi-même fait les frais", écrit Lou Doillon (2). "Désormais, tout le monde peut zapper, liker, déliker, vomir et condamner à mort n'importe qui avec son smartphone."

Le site Rue89(.com) doit avoir des lecteurs polis, civils, courtois, se dit-on. On se trompe. Le site a toujours refusé de sous-traiter la régulation des commentaires qui lui sont adressés. Ses journalistes les gèrent eux-mêmes. Mais ces derniers temps, des lecteurs se laissent aller à l'insulte et la considèrent normale. "Nous avons publié (note: c'était en août 2012) un témoignage qui nous a semblé intéressant: une catholique y défendait la doctrine de l'église sur les questions sexuelles. Nous savions bien sûr que le débat qui suivrait serait vif, ce qui n'était pas pour nous déplaire (...). Des commentateurs se sont aussitôt livrés à une rafale d'insultes et d'invectives contre cette contributrice. Nous avons averti ces riverains, dépublié ces commentaires discourtois. Les insultes se poursuivant, nous avons bloqué quelques comptes. Depuis cet épisode, quelques riverains contestent la règle du jeu: ils considèrent comme faisant partie du débat normal les attaques personnelles, les agressions, voire les insultes envers d'autres commentateurs ou envers les auteurs de nos articles, tribunes ou témoignages. Nous ne les suivrons pas dans cette voie. (3)"
On voit par là que l'anonymat favorise la haine et la bêtise.
La preuve a contrario: le groupe Roularta (Le Vif, Trends-Tendances, Knack)  a modifié, depuis octobre 2012, la procédure d'identification pour ses forums en ligne. Désormais, plus question de pseudo. "Les réactions des internautes sont signées de leur nom afin d'optimiser la qualité générale du site internet" (4). 
Et ça marche: "nous avons perdu la moitié des réactions sur les articles", affirme Vincent Genot, rédacteur en chef adjoint des rédactions web, "mais celles-ci sont nettement plus intéressantes et de bien meilleure qualité. On ne peut pas pour autant affirmer avoir atteint un niveau idéal, il faut affiner le système. (...) Nous sommes donc ravis de ces résultats."

Le "moi je" s'exprime donc différemment quand il est identifié. Il peut plus difficilement être un "délinquant relationnel", comme le qualifie Michel Onfray (5). Il est plus humain. "L'être humain respectueux d'autrui, civil et sociable, s'oblige à ne pas gêner, à ne pas déranger ni à empiéter sur la liberté des autre", écrit Valérie Colin (5) qui cite le psychothérapeute Didier Pleux: "L'homme s'empêche de moins en moins. Il redevient ce mammifère étranger à ses pairs, tourné uniquement vers la satisfaction de ses besoins - manger, procréer, défendre ou attaquer." Si nous naissons tous égoïstes, il nous appartient d'humaniser nos existences, dit encore V. Colin. 

En fait, l'internaute anonyme ressemble beaucoup à l'automobiliste protégé par sa voiture: un chauffard qui adore se moquer des règles. Et écraser les autres. 

(1) cité(e) dans "Les sentinelles du net", Erwan Desplanques, Télérama, 28 novembre 2012.
(2) Télérama, 2 février 2013.
(3) rue89.com, "Rue89 et la rude tâche de la modération des commentaires", 20 novembre 2012.
(4) Journalistes (mensuel de l'Association des Journalistes professionnels de Belgique francophone, novembre 2012.
(5) "Je méprise, donc je suis", Le Vif, 28 septembre 2012.

Lire ou relire sur ce blog
"L'anonymat d'internet", 29 avril 2008
et "Les roquets d'internet", 5 janvier 2008.

2 commentaires:

gabrielle a dit…

L'accès libre et anonyme à Internet génère en effet des tonnes de commentaires stupides, rageurs, injurieux, déplacés, etc.
On ne sait si les olibrius qui passent leur temps à agresser, calomnier, râler, éructer, ... oseraient exprimer en public le tiers du quart de ce qu'ils écrivent, bien planqués derrière leur écran.
Nous sommes entrés dans une ère où les réactions épidermiques, l'instantanéité, la critique pour la critique et l'invective sont devenues "normales". Sans doute certains pensent-ils s'affirmer, "exister" en pratiquant pour tout et pour rien une opposition systématique, bête et/ou brutale.

Il existe néanmoins encore des sites et blogs où, anonymes ou sous pseudo, les internautes restent corrects même en totale opposition d'idées. Au prix, sans doute, d'une modération vigilante des tauliers et d'une certaine éducation des commentateurs. :-)

gabrielle a dit…

Pour compléter votre billet

http://www.rtbf.be/info/chroniques/detail_forums-des-medias-en-ligne-les-insultes-tuent-le-message?id=7953443&chroniqueurId=5041153