jeudi 10 juin 2010

Belgitude et inquiétude sont dans un bateau

Les musculations des uns et des autres autour de l'avenir de la Belgique, des limites des régions, de leur région, sont-elles "belges"? Tiennent-elles de la culture belge? On a l'impression que ce pays navigue aujourd'hui dans les eaux profondes de l'incommunicabilité. Deux communautés se regardent en chiens de faïence. Des chiens qui aboient de temps en temps. Chacun dans sa langue. Au coeur d'un pays de mixité, d'influences diverses, de gens curieux, ouverts, un peu rigolards. Aujourd'hui, l'enracinement prime. La terre a pris la main sur la parole. La dérision a fait machine arrière. Ne resterait-il que le dérisoire?

Dans un texte savoureux et perspicace, intitulé "Pourquoi je suis devenu belge", l'auteur néerlandais Benno Barnard, établi depuis longtemps en Flandre, se pose (en 1996) une question: "qu'est-ce que le côté flamand du Flamand sinon une question de nature, de famille, d'enracinement, de province, de dialecte, de tout ce qu'on est de soi-même, sans faire d'effort particulier? La nature est neutre, n'est ni bonne ni mauvaise, elle est, tout simplement. Les problèmes surgissent dès lors que quelqu'un se met en tête d'exalter sa nature et de parfumer la boue dont il a été tiré, ou à l'inverse, lorsqu'il méprise pour quelque raison intellectuelle cette nature et prétend être tombé des astres ou être né dans le monde entier. Oui, je ne nie pas avoir été tiré de la boue de Hollande, et je ne le regrette pas. Mais aussi m'est-il impossible de devenir Flamand.
En revanche, poursuit Benno Barnard, le côté belge du Belge, sa belgitude comme on dit, est une question de culture, de mode de vie, d'amitié, d'urbanité, de français et de néerlandais - et c'est pour cette culture que j'ai opté. (...)
Le Néerlandais rappelle vaguement le bovin qu'il élève en masse. (...) Le Belge, passez-moi l'expression, tient plutôt du cochon: un animal intelligent, à la réputation défavorable, mais qui ne le mérite pas. Terrestre. Se méfiant toujours du charcutier qui lui a fait perdre tant de ses ancêtres. (...)
Aussi la belgitude a-t-elle un caractère joyeux, épicurien, doucement cynique qui, cependant, demeure caché à tout étranger derrière des volets, beaucoup de bureaucratie, de formalisme, de distance - l'horizon de l'étranger passant en Belgique coïncide en règle générale avec le bord de sa table de restaurant. A l'inverse, cette inintelligibilité de la belgitude pour les non-initiés contribue à la joie de vivre du Belge belge, pour lequel l'être-belge comporte aussi un aspect stratégique: moins les autres comprennent la Belgique, mieux cela vaut. En ce sens, la belgitude est sa manière toute méthodique de passer dans la clandestinité de l'histoire, car sa riche expérience avec ses bouchers de diverses nationalités lui a appris à choyer les apparences comme une vertu et à les pratiquer comme on pratique un art. (...)
La confusion semée ainsi à tous vents ne fait pas qu'amuser les Belges, elle entre aussi parfaitement dans la stratégie de survie qu'est la belgitude, qui nous apprend dans son premier principe que la Belgique est occupée même si elle ne l'est pas, à savoir par la Belgique elle-même." (1)

Aujourd'hui, on peut avoir le sentiment que la nature a repris la main sur la culture. Si la Belgique devait poursuivre dans cette voie de l'incommunicabilité entre ses deux principales communautés - ou pire imploser - , c'en serait fini de cette "inintelligibilité de la belgitude". On n'aurait plus que deux pays tristement banalisés, accrochés à leurs frontières.
Resterait-il même le chagrin des Belges...? Revenant vingt-cinq ans après sa publication sur cette oeuvre majeure qu'est Het verdriet van België de Hugo Claus (on notera que le Chagrin de la Belgique est devenu en français celui des Belges), son traducteur, Alain van Crugten, estime que "vu l'âpreté et la mesquinerie des luttes linguistiques en Belgique, on peut apprécier à sa juste valeur le fait que ce soit le plus grand écrivain flamand de notre temps qui ait ainsi passionné les francophones, pourtant si prompts à dénigrer ce qui se fait dans le nord du pays. Il y eut énormément de réactions de lecteurs qui se disaient intéressés, charmés, attirés et amusés, non seulement par la beauté et la puissance de l'oeuvre, mais aussi par tout le pittoresque familier: ils se reconnaissaient dans le comportement, les modes de pensée et la façon de s'exprimer des personnages de Claus! Cela tendrait-il à montrer que, en dépit de ce qu'affirme l'ensemble du discours politique sur la coupure culturelle irrémédiable entre les communautés flamande et francophone, il existe dans le grand public un sentiment (vague) d'appartenance à une entité culturelle belge? Ce serait trop beau: un réconciliation par la littérature!" (2)

La culture salvatrice? On peut rêver. Mais force est de constater que les crispations ces derniers temps se sont accentuées et que le climat s'est détérioré.
La NVA entendrait aujourd'hui supprimer la Région bruxelloise. Devra-t-on rattacher flamands et francophones de Bruxelles à la Flandre et à la Wallonie? Et selon quels critères?
Une proposition qui vient du champ culturel et qui a le mérite de donner dans l'absurde dans lequel baigne aujourd'hui ce pays. Elle vient de l'artiste Aimé Ntakiyika ( qui se présente 80%-20% Hutu-Tutsi). Il a présenté une oeuvre "à l'ironie inquiétante" à l'exposition Belgicarium montée à Bruxelles en 2008. C'est Caroline Lamarche qui la présente: " la pièce principale de l'oeuvre consiste en un bottin téléphonique ouvert, dans lequel l'auteur a distingué d'un trait de marqueur jaune les noms à consonnance néerlandophone et d'un marqueur rouge les noms à consonnance francophone. Un commentaire y est adjoint: Malgré une apparente complexité, la Belgique et plus précisément le peuple belge, nous montre une lecture limpide de ses différentes ethnies (...) Il est fondamental de savoir que les deux communautés parlent respectivement leur propre langue: le néerlandais pour les néerlandophones et le français pour les francophones. De ce constat évident je déduis une théorie simple et impitoyable. Toute personne ayant un nom flamand est flamande. Toute personne ayant un nom francophone est francophone. Le roi se situant au-dessus de la mêlée n'a pas de nom mais un prénom. En rire, ou en frémir?, demande Caroline Lamarche.

Et si la réponse à la question de l'existence d'une culture belge était maritime? "La culture belge existe, affirme Jean-Marie Klinkenberg. La culture belge existe. Mais deux à trois mois par an, sur une bande de sol friable, large de quelques centaines de mètres, longue de quelques lieues. Ce terreau où fleurit la culture belge, c'est la Côte. De Kust." (4)
La mer, comme la Belgique, sans cesse recommencée.


(1) Benno Barnard: "Pourquoi je suis devenu belge" - in "Littérature en Flandre - 33 auteurs contemporains", Escales du Nord - Le Castor Astral, 2003
(2) Alain van Crugten: "Le chagrin des francophones: le vingt-cinquième anniversaire du Verdriet" - in Septentrion - arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas, 2008/2
(3) Caroline Lamarche: "Bruxelles, théâtre magique (seulement pour les fous)" - in Septentrion - arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas, 2008/2
(4) Jean-Marie Klinkenberg: "Petites mythologies belges" - Les Impressions Nouvelles, 2009

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