vendredi 8 mars 2019

Education permanente et intelligences collectives

Un peu partout, ces dernières années, la parole citoyenne se libère. En France, c’est particulièrement le cas avec les Gilets jaunes, même si cette parole s’exprime souvent de façon très brouillonne, avec des revendications qui mêlent des points de vue parfois très contradictoires ou irrationnels. Elle s’exprime aussi dans près de dix mille débats organisés à travers tout le pays, dans le cadre du Grand débat, par des maires, des parcs naturels, des associations diverses. Pour certains citoyens, cette expression est une première. C’est la première fois qu’on leur demande leur avis en dehors des isoloirs. Il ne faudrait surtout pas que cette première soit une dernière. On peut espérer que l’Etat jacobin que reste la France aura entendu l’essentiel du message : les citoyens ont des choses à dire. Aux pouvoirs publics maintenant d’ouvrir des espaces de dialogue permanents avec la population. De cesser de « décider pour ». De « décider et construire avec » (ce qui est tout autre chose que la pauvre pratique du référendum). De permettre aux intelligences collectives de se construire et de s’exprimer.
« L’exercice de la citoyenneté, écrit Majo Hansotte, implique pour les citoyens une double responsabilité face aux Etats de droit et à leurs représentants mandatés : maintenir ouvert le débat sur le juste et l’injuste, discerner le légitime et l’illégitime. Cette responsabilité implique que chaque citoyen apprenne à construire des liens entre la réalité concrète et la référence aux principes démocratiques ou aux lois communes. Un tel apprentissage est celui de la raison pratique ; il repose sur une formation du jugement et de l’engagement, à travers l’exercice de la parole et s’appuie sur des processus collectifs ou des méthodes partagées, favorisant la construction d’une intelligence collective. Ces processus et méthodes légitiment les pratiques de délibérations ou d’engagements des citoyens et différencient ces pratiques collectives des consultations solitaires, come le référendum, par exemple. »[1] Majo Hansotte distingue quatre faces à l’intelligence collective : argumentative, narrative, prescriptive et déconstructive.
-       L’intelligence argumentative se situe dans une logique de consensus et questionne les actes de parole pour construire des résolutions communes.
-       L’intelligence narrative se situe dans une logique de rattachement et questionne le sens des récits pour se relier à d’autres histoires.
-       L’intelligence prescriptive se situe dans une logique d’affrontement et questionne ce qui survient pour exiger une perspective de changement.
-       L’intelligence déconstructive se situe dans une logique de dissensus et questionne les catégories dominantes pour débusquer l’arbitraire.
« Ces quatre intelligences citoyennes, explique Majo Hansotte, actualisent des options politiques différentes, complémentaires ou opposées. Elles représentent les exigences méthodologiques par lesquelles la société civile peut advenir à elle-même ou avoir prise sur elle-même. »

Les classes populaires et le milieu rural sont les premiers à se laisser séduire par les sirènes populistes aux discours carrés. Ce sont eux qu’il faut, en priorité, réembarquer dans le jeu démocratique. De nombreuses études ont démontré que plus les citoyens ont un diplôme élevé, moins ils votent pour l’extrême droite. Il ne s’agit pas de doter chacun d’un bac+5, mais de permettre à chacun de mieux comprendre la société dans laquelle il vit, de cesser de craindre le changement et surtout d’être actif dans celui-ci.
Ouvrir la parole citoyenne, permettre aux habitants de partager des réflexions et des analyses sur leur vécu, mieux, de prendre collectivement des décisions, nécessitent de les outiller. Ce qui signifie renforcer les moyens de l’éducation permanente ou populaire.
Former les groupes de citoyens, pour qu’ils puissent prendre la parole, exprimer leur vécu, leurs attentes, défendre un point de vue collectif, et au-delà et surtout construire des projets, c’est là l’objectif de l’éducation permanente. Elle se fonde sur l’idée de progrès social par la connaissance, le débat, la participation. Elle a clairement un caractère politique puisque ses actions visent à la fois l’acquisition de connaissances et de techniques et une action collective visant un changement social et/ou la modification d’attitudes ou de comportements. Il s’agit, pour le groupe concerné par une action d’éducation permanente, de se prendre en charge pour modifier positivement sa réalité.                                                              
L’éducation permanente s’adresse en priorité aux populations les plus défavorisées sur le plan socio-économique et socioculturel, les aide à affronter leur réalité et à agir dans une perspective  de changement. Elle devrait aussi pouvoir les aider à faire la part entre valeurs privées et normes publiques « pour que les citoyens soient capables de définir ce qui est juste pour tous et pas seulement ce qui est bon pour eux ».[2]  Il y a urgence à investir dans l’éducation et la culture. Et de manière créative et innovante.
Je rêve de trolls positifs sur Internet, de théâtre invisible dans les bistrots, où le populisme s’auto-alimente, ou dans les quartiers qui vivent un sentiment d’abandon, d’animateurs-comédiens qui apportent la contradiction, ouvre vers d’autres points de vue, suscitent réflexions et débats. Les débats actuels font vivre positivement la France. Ne les laissons pas se réinstaller dans les Cafés du Commerce.


C'est alors qu'Adam comprend: L'espèce humaine est profondément malade. Elle n'en a plus pour longtemps.  C'était une expérience aberrante. Bientôt le monde sera rendu aux intelligences saines, les intelligences collectives. Les colonies et les ruches.
Richard Powers, L'Arbre Monde, éd. Le Cherche-Midi, 2018.




[1] Majo Hansotte,, “Les intelligences citoyennes, comment se prend et s’invente la parole collective, De Boeck Editeur, 2005, p. 211.
[2] Majo Hansotte, op. cit., p. 85.

Aucun commentaire: