dimanche 3 mars 2019

Morosité et populisme

Baignons-nous dans le pessimisme? L'émission d'Arte Vox Pop se posait la question récemment (1). Tant qu'on y est, demandons-nous aussi si les mouvements sociaux auxquels on assiste actuellement sont réellement sociaux. Ne sont-ils pas plutôt le signe d'un repli sur soi, d'un narcissisme qui nourrit le populisme?
Le psychologue canadien Steven Pinker, professeur à Harvard et invité de Vox Pop, rappelle que "aux Etats-Unis, le taux de criminalité est en baisse depuis 25 ans (note: un historien français constatait récemment qu'en Europe, en quatre siècles, le nombre de crimes de sang a été divisé par cent), que le
taux de  pauvreté dans le monde a chuté de 75 % en trente ans. Mais le populisme repose sur l'idée que tout empire, que rien ne fonctionne, que tout irait mieux si on fermait nos frontières. Et qu'il faut donc faire table rase de ce qui existe, qu'on peut résumer en un mot le système.
Pour exister, les populistes ont intérêt à exagérer les réalités, à confondre faits et ressentis, à augmenter la grogne et le mal-être. A nous faire broyer des idées noires.
En réalité, c'est surtout la peur du déclassement qui motive les votes populistes. La baisse du pouvoir d'achat est plus un ressenti qu'une réalité. Depuis une vingtaine d'années le pouvoir d'achat connaît une croissance régulière partout en Europe (même s'il augmente moins depuis 2008). Et si nous avons le sentiment d'une perte du pouvoir d'achat, c'est dû en effet à une augmentation de dépenses contraintes (loyers, prix de l'energie, coût des transports, etc.), mais aussi à l'augmentation de nos consommations, notamment en outils technologiques et en voyages, qui butent sur les limites de nos revenus. (2)

"Le soutien aux populistes ne vient pas des plus pauvres, constate Steven Piker, mais souvent de la classe moyenne et de beaucoup de riches. En général, le populisme bénéficie d'un soutien culturel, non économique. Ce sont des gens qui pensent qu'il y a trop de politiquement correct, trop d'influence de ces bureaucrates éloignés à Bruxelles, qu'il y a trop d'universalisme, pas assez de patriotisme ou de nationalisme." Beaucoup de gens qui estiment leur situation plus ou moins satisfaisante mais se sont convaincus que le pays entier est en crise.
De tous les pays développés, affirme-t-il, "la France a le plus haut taux de redistribution du P.I.B. réalloué aux service sociaux. (...) Les gens ne peuvent pas à la fois réclamer moins d'impôts et plus de prestations sociales, parce que les aides de l'Etat viennent des taxes".
Une fois au pouvoir, les populistes n'essaient pas de réduire les inégalités. Trump supprime des impôts aux riches, réduit les allocations des pauvres, ne s'attaque pas aux inégalités et ses soutiens s'en fichent.
On ne peut comparer, toujours selon Steven Piker, aux années '30 la période actuelle: "la plupart des pays dans le monde sont des démocraties, il y a des organisations internationales qui rendent la guerre illégale, il y a une grande réduction du nombre de guerres et de gens qui en meurent, il y a une grande interdépendance économique. (...) Certains partis populistes ont des idées semblables à celles de certains partis européens fascistes des années '30, mais le fait qu'ils soient similaires ne veut pas dire que nous vivons dans le même monde."

A refuser de participer aux milliers de débats organisés actuellement à travers toute la France, la secte des Gilets jaunes s'enferme dans sa vision, se prive d'autant d'occasions d'entendre des nuances, d'autres analyses, d'autres points de vue, de quitter des idées reçues, de prendre du recul. Et préfère affirmer haut et fort que ces débats ne servent à rien. Et effectivement, ils ne peuvent, du point de vue des G.J., que servir à rien puisqu'ils n'y participent pas. D'autant qu'y participer risquerait de mettre à jour les visions parfois diamétralement opposées qui existent entre eux.
A propos de leur incapacité à se mettre d'accord sur des revendications communes et à se structurer, Jacques Julliard (3) constate, chez les G.J., l'absence "de volonté propre, d'objectifs et de moyens pour les faire aboutir". "Quand la volonté du peuple est un pavillon de complaisance pour camoufler l'individualisme le plus débridé, c'est que quelque chose ne fonctionne plus dans la démocratie.
Autrement dit, le mouvement des G.J., en tant que symptôme d'une série de dysfonctionnements de notre société - inégalités criantes, confiscation de la démocratie par les élus, vertigineuse solitude du président de la République -, a aujourd'hui épuisé sa fécondité, et il est temps d'en finir avec le narcissisme d'opprimés et de passer à des applications concrètes."
Il est temps, oui. Temps, par exemple, d'agir positivement dans son quotidien plutôt que de s'enfermer dans la conspuation d'un système honni. C'est un bon moyen de cesser de broyer du noir, de sortir de l'auto-apitoiement. 

(1) https://www.arte.tv/fr/videos/083974-005-A/vox-pop/
(2) (Re)lire sur ce blog "Sobriété", 18 janver 2019.
(3) https://www.marianne.net/debattons/editos/pour-en-finir-avec-le-narcissisme

2 commentaires:

Anne-Marie Decoster a dit…

Michel,
J'ai lu dans la même veine "C'était mieux avant" de Michel Serres. Court et bien résumé.
Bises
AM

Bernard De Backer a dit…

Excellente mise au point. Les GJ sont aussi un phénomène typiquement français : le manque de pragmatisme, la difficulté de passer des compromis, la centralisation jacobine, la compulsion de répétition révolutionnaire, la monarchie républicaine, etc. Cela a été dit sur ce blog, il me semble. C'est une des vilaines faces de la France. JF Kahn, notamment, en a très bien parlé dans Le Soir.